• Mercredi 6 décembre

    Mercredi 6 décembre


     

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    Mercredi 6 décembre
    14h01.
     
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    Mercredi 6 décembree matin, j'ai rassemblé le Conseil à l'insu de Wïane et Kaën. Je voulais parler à mes généraux et conseillers sans leur présence écrasante. Lorsqu'ils sont là, certains se taisent. Je sais qu'Aodh n'oserait jamais parler des insuffisances militaires en présence de Kaën, que d'autres osent à peine contredire Wïane et ses paroles de propagande sur l'Ère de Flammes. En attendant, la politique de conquête colonialiste de l'Hydre vide nos caisses et affame le peuple. J'ai réussi à délier quelques langues ce matin, durant la petite demi-heure d'accalmie que nous avons eue. Il faudra que je pense à convoquer certains généraux pour leur parler seul à seul. J'ai le sentiment que je risque de découvrir beaucoup de choses. Certains semblaient prêts à entendre qu'il est temps de cesser la mascarade perpétuée par mon grand-père.

    Mais la discussion féconde n'a pas duré. Kaën et Wïane ont fait irruption dans la salle de réunion dès qu'ils ont appris qu'ils avaient été laissés de côté. Les gonds de la porte ont sauté. Kaën a hurlé. Ses ignominies habituelles, une histoire de trahison, de félonie, de loyauté à l'Hydre et de complot. Je me suis levé de mon siège. Cela ne l'a pas fait taire. Le ton est monté. Il creuse sa propre tombe. Je pourrais l'accuser de trahison simplement pour la manière dont il me parle. Il le sait. Wïane le sait. Le Conseil le sait. Je commence sérieusement à considérer l'idée de le faire exécuter. Je pourrais. Les gardes n'attendent qu'un mot, qu'un geste de ma part, et cela serait fait. Mes doigts peuvent décréter sa mort, mais je ne veux pas devenir l'Hydre. Je ne veux pas devenir tyran. Je ne veux pas plus de sang, encore moins le sien, sur mes mains.

    Alors je suis patient. Je reprends Kaën. Je le mets en garde. Je charge explicitement Wïane de lui faire comprendre qu'il ne peut pas s'adresser ainsi à son prince héritier et encore moins à son futur roi. Rien ne le met plus hors de ses gonds que de me voir parler de lui comme s'il était particulièrement idiot. C'est un homme redoutablement intelligent, mais soumis à ses flammes et sa colère. Ses coups de sang sont vains. J'ai pu récolter en une petite demi-heure toutes les graines du changement qu'il me fallait, analyser et repérer les dynamiques à l'œuvre dans cette élite dirigeante. J'ai gagné ma bataille et il le sait.

    Wïane est restée bien plus silencieuse. Elle a passé le reste de la réunion à écouter sagement les échanges, elle a laissé Kaën s'enliser dans sa haine du jour et a serré les dents. Sous ses sourcils froncés, son regard dérivait fréquemment vers moi. Je sais qu'elle m'analyse. Elle observe mes vêtements, ma posture, mon attitude, dresse des portraits à partir de ses conclusions et élabore des plans en fonction des indices qu'elle trouve. En fin de séance, elle est restée pour me menacer à demi-mot de prendre des mesures contre l'établissement de mon autorité si elle se retrouvait de nouveau mise de côté. J'ai prétendu que je cherchais avant tout à éloigner Kaën de mon Conseil. J'ignore si elle y a cru. Sa perspicacité m'inquiète.

    Car si je crains la violence de Kaën, je redoute la dangereuse intelligence de Wïane. Elle se démêle un peu trop bien des situations de conflit. C'est une anguille, et tant que j'essaie de la contrôler en l'attrapant à deux mains comme il faut le faire avec le cerbère qu'est Kaën, je m'électrocute, je n'arrive à rien. Pour manipuler l'anguille, il faudrait pouvoir contrôler l'eau du bassin.

    J'ignore comment accomplir un tel miracle avec mes flammes.   

    Seul, je ne peux rien.

    Mon cœur me manque.
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                              Le reste de la page est vide. Le journal reprend en page suivante.
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    Siànan est sorti de l'hôpital. Lorsque je suis remonté dans mes quartiers tout à l'heure, après des heures passées à lire et estampiller les papiers qui s'étaient empilés dans la salle du trône, il m'attendait, adossé contre la porte. Comme si de rien n'était. Comme si je ne l'avais pas abandonné sur les dalles une semaine plus tôt. Comme si notre amitié n'avait pas été pulvérisée elle aussi par le monstre venu prendre mon cœur.

    Ma voix tremblait lorsque je l'ai invité à entrer, à déplacer la conversation hors de toute oreille indiscrète.
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    Par les dieux que j'avais mal au ventre. J'avais la nausée. Je voulais disparaître, emporter au loin ma culpabilité et la peur de le voir renier notre amitié. Je voulais le voir s'en aller au plus vite et je priais de le voir rester. Je crois que je n'ai jamais eu aussi honte. Je n'ai jamais autant souhaité être quelqu'un d'autre, quelqu'un digne de sa bonté.

    Lui, il souriait. Il souriait par-dessus ses traits tirés, il souriait malgré les bandages beaucoup trop blancs serrés sur sa peau noire. Il avait l'air malade, l'air d'avoir gardé un pied dans la mort. Mais il souriait. Je crois que ce sourire m'a brisé le cœur une seconde fois.

    Lorsque la porte de mes quartiers a claqué derrière nous, le silence est tombé. Nos regards se sont croisés le temps d'un battement de cœur. J'avais oublié à quel point ses yeux étaient doux. Sa barbe a poussé. Les poils noirs sur sa mâchoire et le petit bouc sous son menton le rendent beau. Il y a quelque chose sur son visage qui m'attire comme un aimant depuis les premiers instants.

    Je crois que c'est lui qui m'a enlacé le premier. Il a murmuré des excuses contre mon oreille, des excuses que je ne pouvais pas entendre, pas comprendre. C'était à moi de chercher son pardon. Pas à lui, jamais, pas à lui qui a tout fait pour tenter de me libérer.

    Pas à lui, jamais.

    On a beaucoup parlé. Je lui ai expliqué tout ce qu'il s'était passé au château pendant sa convalescence. Je lui ai parlé de Wïane, de Kaën, de la peur qui ronge mes os à l'idée d'échouer et de les laisser me tuer. Je lui ai parlé de mon cœur évadé, de la bibliothèque mal fixée, des généraux et du conseil que j'ai pu rassembler hier. Je lui ai parlé des adieux de Maman.

    Siànan pense qu'il faut que j'éclate l'armée. Que je sépare les fidèles de l'Hydre en les dispersant à tous les bouts de l'Empire et que j'élimine les plus dangereux. Il pense que pour avoir une chance de régner, je dois faire tomber les pions de Fuxan sans tenter de les rallier à ma cause. À la Cour, au château, ils sont encore une bonne trentaine à demander la régence et souhaiter que mon droit d'héritier soit révoqué. Siànan dit qu'il serait facile de trouver à ces nobles une seigneurie à diriger hors de la ville, d'aller occuper leur esprit ailleurs, là où ils ne peuvent pas passer leurs journées à comploter. Je tenais à écrire cette idée. Je crois qu'elle me plaît.

    Siànan est de quatre ans mon aîné. Il a grandi avec les serviteurs et la classe la moins gradée des soldats. Sa famille n'est ni riche, ni puissante, ni influente. Il a passé son adolescence à nettoyer des armes, préparer des repas, servir de cible aux enfants de l'ingrate noblesse d'épée. Nous sommes deux êtres forgés par les coups et l'humiliation. J'ai subi la violence de Kaën, il a subi la violence du système. Deux êtres que la naissance destinait à vivre séparés et qui se sont trouvés bien plus semblables qu'étrangers. Je suis né prince, il est né soldat.

    Mais Siànan a toujours été bien plus riche que moi. Ses parents l'ont aimé, choyé, chéri, réconforté. Son père lui a enseigné très tôt les arts militaires, l'art de la guerre et la force de se taire. Sa mère lui a appris à sourire aux pires maîtres, à se venger des écuyers et de leurs cravaches sans jamais mettre sa position en danger. Siànan parle de ses parents avec tendresse et respect. Il visite souvent la tombe de son père, mort en mission il y a quelques années. C'était un de ces soldats mobilisés par l'Hydre pour les conquêtes, un de ces malchanceux qui devaient soumettre des populations opprimées et étaient payés aux têtes qu'ils ramenaient décapitées. Un de ceux qui ne sont jamais rentrés. Siànan a été dévasté. Il a disparu du château pendant plus de deux semaines et lorsqu'il est rentré, il avait changé. Je le comprends. Je n'ose imaginer dans quel état je serais si je perdais Maman.

    À mes douze ans, Siànan a été mis à mon service. Wïane me l'a présenté comme étant mon serviteur attitré, mon page, mon écuyer. J'ai tout de suite décrété que je n'aimais pas l'idée. Notre amitié s'est forgée petit à petit, timidement. Il est d'un tempérament extrêmement joueur et bienveillant et parfois, mon cœur ne voulait pas me laisser l'approcher. Nous nous sommes apprivoisés mutuellement avec les années. J'ai appris à vaincre mes peurs sous l'influence de sa confiance et je lui ai enseigné en retour tout ce que l'Hydre savait. Je lui ai fait lire chaque livre que l'on me forçait à réciter, chaque carte que je devais dessiner, chaque sceau, chaque écusson, chaque armoirie et chaque devise que je devais mémoriser. Si l'Hydre l'apprenait, je serais flagellé. L'éducation d'un prince n'aurait pas dû être celle de son valet. Aujourd'hui, Siànan est aussi puissant que moi et personne d'autre que nous ne le sait.

    J'aime nos secrets.

    J'ai envie de lui confier l'armée. Il serait bien plus compétent et clément que les vieux os que l'Hydre a désignés il y a une trentaine d'années. J'ose à peine imaginer la réaction de la Cour si je nommais mon valet général. Peut-être que cela suffirait pour faire faire un infarctus à Kaën.

    Dieux que Siànan serait beau, général. Qu'il serait Grand. Bien plus grand que toutes les têtes de l'Hydre réincarnées.

    J'ai plus confiance en Siànan qu'en n'importe qui d'autre dans ce royaume.

    Je lui confierai ma vie. Il l'a déjà sauvée, après tout.

    Il ne sait pas que je sais qu'il est un sorcier. Je me demande s'il pourra un jour me le confier. Je crois que j'ai envie de lui dire que je sais. Je ne sais pas trop comment. Je voudrais qu'il sache que je sais, qu'il sache que je connais l'étendue de sa grandeur, de son talent, de son secret.

    Je voudrais pouvoir le sauver à mon tour, un jour, lui montrer à quel point son amitié fonde mon monde. Je voudrais pouvoir lui dire. Qu'il sache.

    Mais les mots m'échappent, encore.

    Les mots me fuient.

    Alors je l'écris.

    Siànan, mon ami, je te dois plus que la vie.
     

     


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