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Vendredi 15 décembre
20h05.
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'ai instauré un décret, ce matin.
Siànan a souri en apportant mon déjeuner, murmurant dans son bouc que ma première loi est passée alors que je ne suis même pas encore roi. Nous n'étions pas seuls, alors j'ai fait mine de n'avoir rien entendu. Depuis le départ de Kaën, il s'autorise de plus en plus souvent cette étrange familiarité face aux soldats. Je crois qu'il s'amuse beaucoup, qu'il apprécie de choquer les plus anciens gradés de l'armée. Il joue avec le feu. J'ai attendu que les gardes s'effacent derrière les portes pour l'inviter à se joindre à moi. Il y a tout de même une différence entre secouer un peu les habitudes de vieux conseillers et accepter de voir le prince héritier s'attabler avec son valet. J'aime le voir assis face à moi pour partager un repas. J'ai envie que cela devienne une habitude. Les discussions qui émergent entre nous autour des plats sont les plus intéressantes et enrichissantes de mes journées. Siànan a un avis éclairé sur tout, sur les directives de l'armée, sur les projets de rénovation de voierie que l'on me soumet comme sur la couleur la plus appropriée pour un veston de soie. Il me fascine. Tout l'intéresse, un rien l'enthousiasme et ses yeux brillent lorsqu'il les pose sur moi. J'ignore vraiment ce que j'ai fait au monde pour mériter de naviguer dans son orbite.
Il avait apporté des pâtisseries aux fruits pour célébrer mon premier décret. De petites tartes acidulées extrêmement sucrées dont il raffole bien plus que moi mais qui n'ont pas manqué de faire leur petit effet. Nos cuisiniers sont persuadés que je suis gourmand d'agrumes et de feuilletés, alors que c'est Siànan qui se damnerait pour la moindre bouchée. J'aime le voir revenir des cuisines avec cet air victorieux qui signifie qu'il a pu négocier ses desserts préférés. Il prend un plaisir touchant à me faire découvrir les saveurs qu'il affectionne le plus. À l'écouter, la moindre orange peut devenir une merveille. Je suis un mangeur poli et prudent de moi-même, je crains l'empoisonnement et j'ai volontiers tendance à sauter des repas tant que mon corps ne me rappelle pas à l'ordre. Siànan est un mangeur enthousiaste, un éternel curieux, un aventurier du palais. Son engouement est l'arôme ultime de mes repas.
Je crois que sans Siànan, c'est ma vie dans son intégralité qui serait dénuée de goût.
Mon décret le réjouissait.
En début de la matinée, j'ai reçu en audience privée un petit groupe de paysans. Ma décision de détourner les travaux des canalisations a, a priori, fait beaucoup parler de moi dans le royaume. Des commerçants, des artisans, des agriculteurs, des éleveurs par dizaines demandent à me rencontrer. D'après Siànan, ils se sentent enfin légitimes à venir quémander ce dont ils ont besoin. L'Hydre ne leur accordait pas même un regard, dédiant son esprit et l'argent du royaume au fonctionnement de l'armée. Comme je manque de temps pour les écouter et que le Conseil tente de me freiner en m'imposant des sessions à des heures aberrantes de la journée, j'ai décidé de passer un décret, d'officialiser mon choix pour leur retirer le pouvoir de démentir. Tous les vendredis matin, de l'aube aux derniers coups de midi, je serai disponible pour recevoir n'importe quel sujet du royaume. Il y aura des détails à régler, bien évidemment. Probablement quelques amendements à passer pour éviter que trois conseillers nobles ne s'approprient l'espace dégagé.
Mais le décret est passé.
Wïane s'est fermement opposée à l'idée, arguant que je me retrouverai bientôt avec cinquante histoires de poules volées identiques sur les bras et des pugilats à arbitrer. J'ai fait mine d'être inquiet et lui ai demandé de se joindre à moi lors de ces sessions. Avec un peu de chance, elle mourra d'ennui. Au mieux, elle apprendra que les revendications de nos gens sont rarement sans fondement. Je considèrerai cette entreprise comme une franche victoire si je parviens à lui faire comprendre que le peuple est digne d'intérêt et que la puissance de notre royaume s'illustre aussi dans la santé de ses populations roturières.
Elle était absente ce matin. Je pense qu'elle aurait renvoyé l'un des fermiers sans plus de cérémonie si elle avait entendu sa requête. Moi-même, j'ai été surpris de son audace. Il était venu quémander un poste à la Cour, une place dans mon entourage. Bien évidemment, ma première pensée a été qu'il cherchait à se rapprocher de moi pour mieux tenter de m'assassiner. La paranoïa de Fuxan est réputée contagieuse et j'ai vécu vingt ans sous ses commandements, après tout. Puis il s'est expliqué. Il est né avec un feu virevoltant. Son élément est parfois si fort, si puissant, que sa maîtrise frôle la magie. Je connais ce sentiment. Petit-fils de l'Hydre, j'hérite aussi de ses incroyables capacités à la maîtrise de l'élément. Sans apprentissage, sans domestication, il n'est pas rare qu'un feu virevoltant soit incontrôlable et dangereux. L'homme a appris à dompter son feu et s'en sert comme d'un outil de spectacle. Il joue avec les flammes, danse entre elles, chante avec elles. Il est venu à moi, m'a-t-il dit, dans l'espoir de trouver un être qui pourrait savoir ce que l'on ressent avec un volcan au bout des doigts. Cela m'a tiré un sourire. Pour cela, au moins, il était au bon endroit.
Je l'ai laissé me montrer un aperçu de ses talents. J'ai été, il est vrai, impressionné. Il était aussi bon danseur que chanteur ou musicien. Sous ses doigts, le feu ressemblait à un animal malicieux et fripon, un compagnon de jeu. Il maîtrisait les flammes avec une passion intrigante, une joie que je n'avais jamais vue. J'ignorais que le feu pouvait être heureux. Mes flammes ont toujours plus ou moins été une malédiction. En quelques minutes, il avait conquis les gardes à mes côtés et je me suis surpris à battre la mesure du bout du pied. Je l'ai remercié et lui ai demandé de revenir la semaine prochaine. J'ai besoin de temps pour réfléchir à sa proposition.
J'hésite. La Cour dans son intégralité aurait cruellement besoin d'être divertie, de voir son esprit détourné de ma personne. Tant de jovialité ne ferait pas de mal à leurs cerveaux ankylosés. Je pense depuis longtemps à instaurer des bals, des divertissements, des jeux pour occuper ces nobles anxieux. Cela serait l'occasion rêvée, d'engager cet amuseur isolé. Il me permettrait de tester le terrain. De l'autre côté, une petite voix en moi craint toujours le complot. La tentative avortée de Kaën est loin de me laisser serein. Mais le feu de cet homme me reste en mémoire. Il a fait son petit effet.
Je crois qu'il me donne espoir.
J'ai grandi persuadé que le feu ne m'était pas destiné, que sa présence sur mes mains, dans mes yeux était une erreur. J'ai appris à le cacher avant d'apprendre à le maîtriser. J'ai eu honte de le posséder pendant des années. Honte de ce que l'on avait fait en son nom. Je l'ai détesté car il était ce qui me reliait à l'Hydre. Ce feu virevoltant en moi est la preuve que je suis le descendant du tyran, la preuve que je suis son sang.
Je ne me sens pas élémentaire de feu.
Je ne partage pas la fureur, l'agitation, l'agressivité ou la passion dont parlent mes pairs. Nos bibliothèques sont remplies d'essais sur le lien que nous tissons avec la part brûlante, sauvage, exaltante et bouillonnante de notre monde. Je possède le feu mais je n'en ai pas le caractère. Mon feu est éclair bien plus qu'il n'est colère.
Mon feu est doux.
Je le forge à la lueur de mes rêves.
J'ai un feu contraire, un feu lunaire.
Je veux mon feu créateur. Je refuse de le voir destructeur.
Je veux un feu salvateur.
Je veux un feu-eau, un feu-air, un feu-terre, un feu-soleil. Je veux un feu que l'on peut croire, un feu à qui l'on peut se fier, je veux un feu-lumière, un feu pour prier, pour rire et pour crier.
Un feu pour régner.