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    Chapitre 39

     
    Chapitre 39
    Les Dédales de Zaphir
     
     
    Résumé du chapitre précédent : Menée par Mihaje et Jhi-Laim, l'Armée Elfe a réveillé les soldats de Feu à l'aube et sonné le glas de l'attaque. La grande bataille fait rage au quartier général des élémentaires. Mais petit à petit, les Elfes perdent l'avantage de la surprise et l'étau se resserre autour d'eux. Les élémentaires s'organisent. Nelween, Ream, Stac, Huliem ainsi que des dizaines de soldats ont déjà perdu la vie entre les murs et les corps continuent de tomber. En désespoir de cause, les Reflets de Lune tentent d'ouvrir Illusion pour piéger leurs ennemis, sans succès : ils se retrouvent bientôt coincés à leur tour dans la dimension. Ellyre faiblit, Liam est touché et les premiers élémentaires commencent à être aspirés. Tous trois parviennent à expulser leurs camarades d'extrême justesse. Restés seuls dans Illusion, ils sont obligés d'abandonner la salle derrière eux dans un dernier saut. Liam, blessé au genou, ne réapparait pas de l'autre côté et disparaît à son tour dans les limbes mortifères de la salle.
     
    Mihaje ordonne au groupe de continuer à avancer. Ils s'échappent in extremis d'un piège tendu par des généraux, mais les mages qui les poursuivent finissent par les débusquer. Acculé au coin d'un couloir, le petit bastion tombe dans les dédales de Zaphir, un labyrinthe magique qui a la réputation d'être l'une des pires techniques de torture de l'Ombre à tel point que leur simple mention fait frissonner Jhi-Laim. Pourtant, leur chute dans les terribles dédales ne semble pas effrayer Mynocia. La jeune femme suit les indications d'un étrange médaillon. Lorsque Black l'interroge, elle entreprend de lui narrer l'histoire de Zaphir, un général des Jours de Cendre, que Tom nomme à demi-mot le « Roi Zaphir ».
     
    Chargé par l'Ombre de retrouver et tuer une sorcière, Zaphir se lance à sa recherche avec ses deux meilleures générales, Obsidiane et Marapi. Tous trois persuadés que le souverain se joue d'eux et que leur mission est en réalité bien différente, ils s'étonnent finalement de découvrir qu'ils poursuivent bel et bien un être de magie. Marapi blessée, ils se voient obligés de se séparer. Zaphir, qui chemine seul dans la forêt, rumine à voix haute contre les méthodes tyranniques de Fuxan, au moment où une voix l'interrompt. La sorcière se tient face à lui.
     
     
     
     
     
    Publié le 24 août 2019

    Chapitre 39

    Chapitre 39

     

    La première pensée de Zaphir en découvrant la sorcière fut qu'elle n'avait définitivement pas l'allure d'une dangereuse créature. Perchée sur un rocher à quelques mètres derrière lui, elle le fixait d'un air tranquille et amusé, une branche défeuillée entre les doigts, son autre main disparaissant dans la mousse verdoyante qui couvrait une bonne partie de la pierre. Zaphir la dévisagea de haut en bas. S'il ignorait la brindille, qui semblait de toute manière tenir plus du vestige d'une cueillette que de l'outil, elle ne semblait pas armée. Ainsi assise, jambes croisées et l'air parfaitement dans son élément, elle ressemblait à s'y méprendre à une élémentaire de feu. S'il l'avait croisée dans un couloir du château, se dit-il, il l'aurait facilement confondue avec une guerrière ou une générale. Seuls ses habits dénotaient son appartenance à un peuple magique ; drapée du buste au bassin de robes d'un bordeaux tirant sur l'almandin, elle avait noué autour de ses épaules un grand châle brodé d'or qui flottait jusqu'à ses hanches. Un instant, il se demanda si les lourds bracelets qui étincelaient sur la peau sombre de ses poignets et de ses chevilles pouvaient être des artefacts magiques. Tout dans sa posture, le ton posé de sa voix et la danse de ses doigts autour du bout de bois criait à la décontraction. Ou bien, rectifia le général en lui, à l'apparente nonchalance. Peut-être n'était-ce qu'une façade, une mise en scène pour le faire baisser sa garde.

     

    Il détourna les yeux. Mascarade ou non, il ne jouerait pas.

     

    « Va-t'en, soupira-t-il à voix basse. »

     

    Comme si Fuxan aurait pu l'entendre, à des kilomètres du château. Comme si des paroles frôlant la trahison allaient pouvoir changer quelque chose. Comme si ça importait, au fond, ce qu'il faisait. Il retint un rictus face à sa propre attitude. Elle était belle, l'image de l'Armée de Feu.

     

    La sorcière ne bougea pas d'un iota, mais cessa de faire tourner la brindille entre ses doigts.

     

    « Va-t'en, répéta-t-il, contemplant le précipice et l'eau sous ses pieds. Je n'ai absolument pas l'intention de t'attaquer. »

     

    Chapitre 39

     

    Il attrapa de nouveau un galet dans la terre à ses côtés et le lança dans le vide. Le bruit d'eau qui lui revint ne parvint même pas à le satisfaire. Ce soir, ils rentreraient bredouilles au château. Leur traque n'aurait rien donné. Oh, l'Ombre serait déçu. Peut-être même furieux. Peut-être Zaphir serait-il réprimandé pour son incompétence, peut-être serait-il relégué aux affaires de poules jusqu'à la fin de sa vie. Et peut-être que cela ne serait pas si mal, finalement.

     

    « C'est ça, tes ordres ? »

     

    Zaphir releva la tête. Il avait pensé que la sorcière en aurait profité pour se carapater, mais elle n'avait pas bougé du rocher. Les sourcils froncés, elle guettait clairement le moindre de ses mouvements et tentait de comprendre ce qui le poussait à refuser d'engager le combat.

     

    « Ça l'était. ''Bute-la ou apporte-nous sa magie'', exactement. Mais je ne compte pas les suivre, alors va-t'en. »

     

    Il remarqua en contrebas la silhouette touffue d'un castor qui venait de disparaître dans les hautes herbes. Derrière lui, il y eut un bruit de froissement, quelques bruissements de tissu. Enfin, se dit-il, elle partait.

     

    « Pourquoi ? »

     

    Zaphir s'arracha une fois de plus à sa contemplation mélancolique du vide et lui jeta un regard agacé. Mais c'était pas possible, ça ! Pour une fois qu'il était déterminé à faire le bon choix, elle ne lui facilitait pas la tâche !

     

    « Eh ! se défendit-elle, tu peux pas m'en vouloir d'être un peu curieuse ! Tu es visiblement un des sbires du tyran, un général haut-gradé en plus si j'en crois l'avalanche d'écussons de ton veston – tout en subtilité, tu l'avoueras –, et la seule chose que tu fais depuis que tu as abandonné tes camarades, c'est marmonner dans ton bouc et balancer des cailloux dans la flotte avec l'air d'avoir perdu ton chien. T'es un peu à mille lieues de l'image du conquérant sanguinaire que t'es censé renvoyer. »

     

    Il ne put s'en empêcher ; Zaphir pouffa. Et s'étonna immédiatement d'avoir pu rire de cette drôle de tirade. Mais dans le fond, elle avait raison. Quel drôle de général de l'Armée de Feu il faisait, paré de son uniforme resplendissant, à se comporter comme un traître à la couronne. Et quelle drôle de créature magique elle était, elle aussi. Il s'était attendu à tomber nez à nez avec un monstre, à voir des ailes, des appendices étranges, des bras supplémentaires, de la magie incontrôlable. Au lieu de quoi, la jeune femme qui se tenait près de lui ressemblait à s'y méprendre à l'un des siens. Elle était loin, très loin, de l'image de l'être calculateur qui ne vivait que pour la chute de l'Armée.

     

    « Comment ça ''depuis que j'ai abandonné mes camarades'' ? releva-t-il soudain. Tu nous surveillais ?

     

    — Depuis le pont, plus ou moins.

     

    — Depuis le pont, répéta-t-il. Le pont ! C'était toi ! »

     

    L'étrange chute de Marapi prenait soudainement un tout autre sens.

     

    « Bien évidemment que c'était moi. Il y a des enfants qui jouent dans les parages, on ne va pas laisser des soldats débarquer et nous charcuter sans poser un ou deux pièges. Qu'est-ce que tu pensais ? Que vous et votre filature moins discrète qu'un cerf en rut seriez accueillis à bras ouverts ?

     

    — Mon amie aurait pu y laisser la vie ! s'insurgea-t-il. »

     

    Il se redressa et lui fit face. Sa main tomba par instinct sur la garde de son épée.

     

    « Vas-y, dégaine, menaça la sorcière, et tu perds ton bras. »

     

    Elle n'avait même pas levé la main.

     

    « Et je ne pense pas que tu sois en position de nous reprocher quoi que ce soit, étant donné que vous débarquez sur nos terres pour brûler, piller, tuer, violer, récupérer tout ce qui peut l'être et vous installer sur les cendres. Un petit genou cassé là-dedans, ça me semble quand même agréablement diplomate. »

     

    Zaphir sentit sa colère retomber comme un soufflé. Bon sang, la rage était devenue un réflexe. Il baissa les bras et se pinça l'arête du nez. Elle avait raison. Bien évidemment, elle avait raison. Il se laissa retomber à terre et poussa son épée au loin, hors d'atteinte. Un instant, il eut même envie d'aller jusqu'à brûler les écussons sur sa poitrine. Voir le métal fondre dans les flammes.

     

    « Non, tu... tu as raison, avoua-t-il à voix haute. Je suis désolé. Marapi sera sur pieds dans quelques semaines. Les vies que l'on prend ne... Oh, puis laisse tomber. Pourquoi t'es encore là ? Va-t'en. »

     

    Elle le dévisagea comme si c'était la première fois qu'elle voyait un élémentaire. Cligna des yeux plusieurs fois. Se pinça discrètement le creux du bras. Puis soupira.

     

    « Tu n'as vraiment pas compris, hein ? Je n'irai nulle part tant que tes petites fesses de colonisateur seront sur nos terres.

     

    — Mes petites fesses n'iront nulle part, riposta Zaphir. Obsi ne m'attend pas avant au moins deux heures et j'apprécie particulièrement cet endroit pour ''marmonner dans mon bouc et lancer des cailloux dans la flotte'' comme tu l'as si bien dit. »

     

    Elle pouffa à son tour. Zaphir lui jeta un regard en biais. Se demanda si fraterniser avec la sorcière qu'il était censé éliminer comptait comme un motif suffisant d'exécution.

     

    « Nous voilà dans une impasse, on dirait.

     

    — On dirait, ouais. »

     

    Elle s'assit à quelques mètres, précautionneusement, en tailleur et le regard rivé sur lui. Le silence tomba. Zaphir se demanda, perdu dans l'impression de vivre un moment surréaliste, quel genre de banalités pouvaient bien échanger deux ennemis.

     

    « Est-ce que vous envisagez vraiment de détruire l'Armée et de régner à la place de l'Ombre ? lâcha-t-il avant de pouvoir réfléchir. »

     

    Bon, bein pour les banalités, il repasserait. Ainsi posée, la question semblait idiote, schématique. Mais l'idée le travaillait depuis longtemps. À écouter Fuxan, les créatures magiques étaient si dangereuses...

     

    La sorcière haussa un sourcil. Elle sembla sur le point de lui renvoyer un commentaire mordant mais croisa son regard et se retint.

     

    « Sérieusement ? Non, on ne compte pas prendre le contrôle de votre armée d'enflammés, ni décapiter votre roi ou manger vos enfants ou je-ne-sais-quelle atrocité vous imaginez. On a un peu d'autres choses à gérer, et mieux à faire. »

     

    Zaphir fronça les sourcils. Insista.

     

    « Vous laissez de puissantes marques magiques sur votre chemin, et vous vous approchez jour après jour du château... »

     

    Il ne pouvait tout de même pas y avoir que des mensonges derrière les mises en garde de l'Ombre ! Il devait bien y avoir un danger inhérent à ces peuples, pour qu'un royaume entier les rejette, n'est-ce pas ? Sinon, comment le Grand Roi aurait-il pu construire un Empire, sans une part de vérité ?

     

    La sorcière soupira une nouvelle fois et rassembla toute sa patience.

     

    « Tu vois cette rivière ? fit-elle comme si elle tentait d'expliquer à un enfant une leçon d'une simplicité effarante pour la vingtième fois d'affilée. Les poissons la remontent pour se reproduire. Il n'y a plus rien à manger en aval, donc on les suit. Le monde ne tourne pas autour de vos guerres. »

     

    Zaphir suivit du regard le mouvement de son poignet. Les eaux en contrebas chantaient toujours, indifférentes au tumulte de l'Armée, indifférentes aux lois de l'Ombre, indifférentes à ses propres tourments. Qu'il aurait aimé être une rivière, détaché de l'emprise du tyran.

     

    Il ignorait par où commencer pour avoir une chance de dégager de son esprit le filtre teinté de sang que les années passées sous la coupe du Grand Roi y avaient posé. Peut-être n'y parviendrait-il jamais. Jamais vraiment en tous cas, nourri, bercé et allaité qu'il avait été par les couleurs de l'Armée. Peut-être était-ce là une bataille perdue d'avance.

     

    Chapitre 39

     

     

    Mais comment aurait-il pu refuser d'essayer ? Comment aurait-il pu, à présent qu'il avait entrouvert un œil, oser le refermer ? Et surtout... comment pouvait-il s'assurer de ne pas être toujours aveuglé, que ce soit par les mensonges de son roi, d'un peuple, ou de ceux de sa propre cupidité ?

     

    « Tu ne ressembles pas à un soldat. »

     

    Zaphir se tourna vers la sorcière, surpris. L'aveu, venu de nulle part, semblait pour la première fois dénué de méfiance. Intrigué, il haussa un sourcil.

     

    « Mh-mh, opina-t-elle. Ce n'est pas l'apparence qui manque, pourtant. Mais tu... Je te vois comme déguisé, en un sens. Comme ces princes qui revêtent pour un jour les tenues de leurs serviteurs et se cachent parmi les écuyers. En apparence, tout est là. Mais y'a un truc. Un truc qui cloche. »

     

    Elle soutint son regard de longs instants. Sans comprendre pourquoi, le cœur de Zaphir s'était mis à battre la chamade. Elle venait de mettre une expression sur une sensation qu'il avait depuis de longues années, un sentiment qu'il n'avait jamais su nommer. Quelque chose cloche. Quelque chose n'est pas toi. Et à cet instant, il se voyait comme aux abords d'un précipice, prêt à s'y jeter. Sans aucune garantie qu'en tombant, il apprendrait à voler. Il balaya ces étranges pensées et força un sourire.

     

    « C'est peut-être le manque de zèle à te tuer. Ou bien peut-être que je suis en réalité le Grand Roi déguisé venu manger tes enfants. »

     

    La plaisanterie se fana sur ses lèvres. Au fond, il avait identifié le problème depuis des années sans le savoir. Le règne de Fuxan était devenu une mascarade dangereuse. Et il était temps de retirer au tyran le masque du souverain. Faw aurait déjà dû lui succéder. Elle aurait dû forcer le conseil à la couronner, laisser le flambeau de son père passer dans ses mains. Elle était loin d'être un monarque idéal, mais elle ne pourrait pas être pire, n'est-ce pas ? ... n'est-ce pas ?

     

    Il déchanta brusquement. Et si elle était pire ? souffla une voix dans sa tête. Quelle certitude avait-il ? Et si la folie de conquête de son père était aussi la sienne ? Non, lui chuchota son esprit. La jeune femme n'avait jamais témoigné autant de haine que Fuxan aux créatures magiques. Elle était une femme mesurée, une brillante guerrière, et une stratège impressionnante. Elle ne serait pas une nouvelle Ombre...

     

    « Tu n'as pas l'air satisfait de ton roi, s'amusa la sorcière qui venait de le regarder avoir une petite crise existentielle sans broncher.

     

    — Pas franchement, répondit-il amèrement. Je pense qu'il y aurait mieux à faire pour le bien du royaume que de claquer tout l'argent que l'on récolte pour financer des massacres et de la domination militaire. Non, on peut pas vraiment dire que je sois satisfait de mon roi.

     

    — Alors change-en.

     

    — Ha ! C'est loin d'être aussi simple.

     

    — Et pourquoi pas ? »

     

    Zaphir manqua de lui éclater de rire au visage, mais se retint. Il y avait dans les yeux de la sorcière une assurance tranquille qui le décontenançait. Elle avait les yeux vairons, remarqua-t-il soudain. Bleu à droite, violet à gauche.

     

    Il avait toujours pensé que la solution au ''problème Fuxan'', comme il le pensait parfois, aurait été de laisser sa fille prendre la succession. Mais si Faw était la digne héritière du tyran ? Comment s'assurer que le règne de la jeune femme ne serait pas peuplé de plus de fantômes que de vivants ? Comment s'assurer qu'elle cesserait de verser du sang inutilement ? Comment s'assurer qu'elle ne rêvait pas de ses propres croisades ? Il serra les dents. Faw était connue dans l'Armée pour son intelligence, sa rigueur et son impressionnant maniement de l'élément, c'était vrai. Mais qu'est-ce qui la distinguait d'une dictatrice en puissance ? Il fouilla sa mémoire à la recherche d'un souvenir de l'héritière attentive aux besoins de son peuple.

     

    Il n'en trouva aucun. Les rares marques d'affection qu'elle témoignait étaient toutes adressées à son père, Wïane, parfois quelques hauts gradés comme Kaën ou des généraux. Il ne se rappelait même pas l'avoir déjà entendue parler en bien de ses sujets. Il n'avait aucun moyen de s'assurer que cela ne serait pas pire, sous sa férule. Et le royaume avait besoin de quelqu'un qui connaissait le peuple, les réalités de sa situation, quelqu'un qui pouvait certes se montrer autoritaire, mais jamais au détriment des vies à sa charge...

     

    Il croisa le regard entendu de la sorcière. Elle souriait toujours, cette fois-ci clairement amusée par la situation.

     

    « Oh non non non non non, protesta-t-il véhément, je ne suis absolument pas fait pour être roi.

     

    — Et pourquoi pas ? réitéra-t-elle.

     

    — Je ne suis pas... »

     

    Noble ? Digne ? À la hauteur ? Les mots se fanèrent sur ses lèvres. Il n'avait pas le sang bleu mais descendait d'une famille noble réputée pour sa proximité avec le trône. Digne ? Fuxan ne l'était plus depuis longtemps. À la hauteur ? Rien ne prouvait qu'il ne pouvait pas le devenir. Mais... assez résistant pour la couronne ? Il ne l'était pas, et il le savait.

     

    « Je n'ai pas la force, admit-il. Je croulerais en quelques jours, que ce soit sous le poids des responsabilités, du Conseil, des attentes... Que ce soit l'un, l'autre, ou le cumul, je finirais par perdre la tête. »

     

    Il se donnait un mois, tout au plus, avant de devenir un nouveau Combustor. Seul sur le trône, il ne donnait pas cher de sa peau.

     

    Le silence s'épaissit. Zaphir jeta un coup d'œil à la sorcière et s'aperçut qu'elle ne l'avait pas lâché du regard un seul instant. Ses yeux le disséquaient, à présent. Il lança un nouveau galet dans les eaux en contrebas, chercha quelque chose à faire avec ses mains, se réinstalla dans l'herbe. Il se sentait piégé par son propre aveu, épinglé comme ces insectes que l'on attrape par les ailes et que l'on cloue sur une planche de bois. Il ne comprenait pas ce qui le poussait à se confier ainsi à l'être qu'il était venu tuer. Peut-être était-il sous l'emprise d'un sortilège ? Non, raisonna-t-il, il portait toujours les cristaux protecteurs que leur avait donné Steal. Et... il sentait, quelque part au fond de ses entrailles, que ce qui était en train de se jouer dans cette clairière entre cette drôle de sorcière et lui était sincère. Ou du moins... sans artifice.

     

    « Quoi ? grogna-t-il finalement, mal à l'aise sous l'intensité de son regard, tu n'as jamais entendu quelqu'un être brutalement honnête ? J'ai pas les épaules pour régner, je ne pourrais pas me battre seul contre cent ou...

     

    — Et si tu n'étais pas seul ? coupa-t-elle. »

     

    Il brillait à présent une lueur farouche dans ses yeux. Elle semblait avoir rassemblé tout son courage pour poser cette question.

     

    « Et si c'était toi, qui était cent ? reprit-t-elle, encouragée par son silence stupéfait. Et si la couronne, pour une fois, ne reposait pas seulement dans les mains d'un seul individu, qu'elle n'était pas à la merci d'un seul égo et d'une seule cupidité ? Et si la solution était de couper une tête pour en dresser dix ? »

     

    Zaphir ne put répondre. Il avait l'impression que l'on venait de le frapper en plein ventre. L'air avait momentanément disparu de ses poumons et il se trouvait là, en suspension dans un instant, ni vraiment mort, ni vraiment vivant. À la charnière. En équilibre. Un Zaphir de Schrödinger, ironisa son esprit.

     

    « Cela ne t'est jamais venu à l'esprit que peut être que le problème, le fond du problème, ce n'était pas votre tyran actuel, son père, son grand-père ou même ses descendants, mais la couronne elle-même et le poids que vous la laissez prendre ? Je suis sûre que dans vos rangs, il y en a d'autres, des comme toi. Des paumés, des déguisés, des que l'on a dressés à l'habitude mais qui ne peuvent empêcher leur esprit de douter, qui seraient capables de porter une partie du poids de la royauté. Juste un fragment, une fraction, périodiquement. »

     

    Elle semblait à bout de souffle. Zaphir ne savait plus rien faire d'autre que la regarder. Qui était-elle ? Qu'avait-elle vécu, qui avait-elle côtoyé, aimé, perdu, abandonné, pour se retrouver à cet endroit, à tenir des propos révolutionnaires à un sbire de l'armée qui réclamait sa tête ? Qui était-elle, et comment, lui, pouvait-il acquérir à son tour cette foi farouche ?

     

    Son esprit frappé par la foudre parvint enfin à mettre un terme sur son apparence, son attitude, ses mots. Reine. Elle avait des allures de Reine. La prestance, la force de cœur et la détermination d'une souveraine. Non, pas de reine, corrigea-t-il intérieurement. Il pensait encore comme un élémentaire. Des allures de dirigeante. Alors, soudain, Zaphir sut ce qu'il devait faire. Il s'extirpa de l'instant flottant dans lequel sa tirade l'avait plongé et trouva la bravoure de parler.

     

    « Aide-moi. Aide-moi à construire ça. »

     

    La stupeur du regard vairon face à lui fit écho à la sienne.

     

    « Je ne peux rien faire seul. Rien de bon. Tu l'as dit toi-même. Et jamais nos conseillers, même les plus généreux, ne sauront comment se comporter face aux créatures magiques. On est élevés dans l'idée que vous faire la guerre est une nécessité. Même avec toute la bonne volonté du monde, on merderait. On a besoin de vous directement au cœur des décisions. Besoin que l'une des têtes sous la couronne soit magicienne. »

     

    Il reprit son souffle.

     

    « Rentre avec moi au château. Aide-moi à décapiter l'hydre et aide-moi à sélectionner ses prochaines têtes. Sois l'une d'elle. Viens avec moi. »

     

    Au loin, des oiseaux pépiaient gaiement. La rivière chantait toujours. Le castor avait refait surface et s'attelait à arracher une branche particulièrement bien fournie en feuilles. Le monde était indifférent au changement qu'il venait de vivre, au bouleversement qui se jouait entre les deux êtres dans la clairière. Zaphir soutint le regard de la sorcière sans ciller. L'espace d'une longue minute, il n'y eut entre eux que le bruit de l'eau en contrebas et l'odeur de l'herbe. Le castor finit par avoir raison de la branche et plongea avec sous la surface.

     

    « Tu es sérieux ? »

     

    Sa voix s'était serrée.

     

    « Mortellement.

     

    — Tu ne me connais pas. Tu ne connais... même pas mon nom. Je ne connais même pas le tien.

     

    — Zaphir, répliqua-t-il immédiatement. Et non, je ne te connais pas. Peut-être que c'est l'intérêt. Peut-être qu'on peut apprendre.

     

    — C'est de la folie...

     

    — Sûrement. »

     

    Mais pour la première fois de sa vie, Zaphir se sentait sur le bon chemin. Il ne clochait plus. Il se tenait face au précipice, en équilibre sur le fil, funambule. Seul, il aurait trébuché, serait tombé. Mais s'il apprenait à se construire des ailes de toile ? S'il calculait le saut pour remonter ? Il se jetterait. Ses tripes lui criaient de laisser sa chance au vide. De croire, l'espace d'un instant, en cette inconnue qui partageait son rêve de construire autre chose. De laisser sa chance à la sorcière aux allures de souveraine.

     

    « Soteira, murmura-t-elle. Je m'appelle Soteira. »

     

    Zaphir lui sourit. Sortit le collier anti-magie de sa poche.

     

    « Que dirais-tu d'une petite mise en scène, Soteira ? »

     

     

    Chapitre 39

     

    Une heure et quarante-deux minutes plus tard, Zaphir lança son feu haut au-dessus de la cime des arbres. La flamme fila vers les cieux sans un son puis retomba sur elle-même. Quelques secondes s'écoulèrent. Il guetta le ciel. Enfin, il vit en réponse la marque d'Obsidiane fendre l'air. Sa camarade l'avait repéré. Il n'avait plus qu'à attendre qu'elle le retrouve. Zaphir s'assit sur un rocher, serra dans sa main le collier anti-magie que Soteira venait de désactiver, et attendit.

     

     Lorsque la silhouette d'Obsidiane se profila enfin entre les arbres, Zaphir lui fit immédiatement signe de s'approcher sans bruit.

     

    « Tu l'as trouvée ? murmura la générale. »

     

    Il hocha la tête.

     

    « Dans la clairière, à quelques mètres d'ici. Elle n'a pas l'air armée, mais on n'est jamais trop prudents. »

     

    Obsidiane opina de la tête à son tour. Zaphir sortit ses dagues, les empoigna fermement et ouvrit la voie.

     

    Soteira était restée dans la clairière, à l'exact endroit où Zaphir s'était tenu quelques minutes plus tôt. Elle tenait une branche similaire à celle qu'elle avait eue dans les mains la première fois qu'il l'avait vue et la débarrassait, feuille à feuille, des jeunes pousses qu'elle fourrait dans une de ses poches. Zaphir fit signe à Obsidiane. Tous deux surgirent hors des buissons, droit sur la sorcière.

     

    Le mouvement de recul qu'eut Soteira lorsque la dague de Zaphir lui frôla l'oreille lui sembla dangereusement sincère. Mais il était trop tard pour faire marche arrière. À ses côtés, Obsidiane se tenait prête à faire feu, prête à défendre Zaphir au premier geste suspect de la jeune femme. Ils roulèrent dans l'herbe. Zaphir sentit Soteira se débattre sous lui, crier et tenter de se défaire de sa poigne. Le précipice était étonnamment proche. Zaphir les fit rouler à nouveau, fit mine de perdre une dague et tous deux s'éloignèrent du vide. Il glissa ses mains contre son cou, y enroula le collier de métal. Le « clic » du fermoir résonna dans la petite clairière et tous s'immobilisèrent.

     

    « Stop, stop, stop, stop, pitié, stop, sanglota Soteira dont la joue saignait. »

     

    Zaphir ne se souvenait pas avoir approché ses armes de son visage. Il s'écarta et la menaça de son poignard restant. Le voilà qui se découvrait des talents d'acteur.

     

    « Où sont les autres ? gronda-t-il. Nous savons que tu n'es pas seule !

     

    — Pitié, pitié, répéta la sorcière, je suis toute seule, je vous le promets, pitié !

     

    — Mensonges ! tonna-t-il en retour. »

     

    Il leva le bras, prêt à frapper. Obsidiane, restée à sa droite, s'interposa.

     

    « Zaph', attends... Attends.

     

    — Je vous le jure ! hurla Soteira en profitant de l'instant de silence, je suis seule ! J'ai été bannie par mon peuple, je n'ai personne, je suis seule, je ne veux pas de mal, pitié, je vous en supplie... »

     

    Zaphir baissa son arme.

     

    « On suit de multiples traces de magie depuis au moins trois kilomètres. Comment veux-tu nous faire croire que...

     

    — Non ! interrompit-elle. Non, c'est ma magie, je la contrôle mal quand je pêche, je vous le jure. »

     

    Zaphir prétendit hésiter.

     

    « S'il vous plaît... Je... Je pourrais vous aider ? Je n'ai nulle part où aller, mais je peux être utile, je peux... Je ne veux pas mourir, par pitié... »

     

    Obsidiane baissa son épée. Zaphir, qui jubilait intérieurement, rassembla toute son énergie pour chasser le petit sourire satisfait qui menaçait d'éclore sur son visage et lança à sa camarade un regard perdu.

     

    « Qu'est-ce qu'on fait ?

     

    — On l'embarque, décida-t-elle. Peut-être le Maître lui trouvera-t-il une utilité. »

     

    Elle tourna les talons, partit trouver corde et bâillon dans un de leurs sacs cachés dans la forêt et laissa Zaphir seul avec la sorcière. Leurs regards se croisèrent. Soteira lui fit un clin d'œil. Zaphir, impressionné par les qualités d'actrice de la jeune femme et heureux d'avoir été capable de prédire les réactions d'Obsidiane, sourit à son tour et le lui rendit.

     

     

    Chapitre 39

     

    Marapi, qu'ils retrouvèrent au pont quelques minutes plus tard, accueillit la nouvelle avec entrain et alla même jusqu'à parler de « formidable initiative ». Zaphir passa un de ses bras sur son épaule pour l'aider à marcher et laissa Obsidiane se charger de mener la sorcière. Entre le collier anti-magie, les liens qui serraient ses mains, le cordage à ses pieds et le bâillon, elle n'aurait de toute manière pas pu aller bien loin.

     

    Soteira demeura silencieuse, docile et la plus discrète possible jusqu'au soir même. En effet, malgré l'aide de Zaphir, la blessure de Marapi ralentissait le groupe et ils avaient jugé plus prudent de s'arrêter pour la nuit. Même une fois son bâillon retiré et les liens à ses mains desserrés pour qu'elle puisse avaler la part ridicule de ragoût que les guerriers avaient préparé, elle ne pipa mot et mangea sans un bruit. Ce fut en regardant Obsidiane tenter de nettoyer la plaie sur la jambe de Marapi, qu'elle parla enfin.

     

    « Je pourrais vous soigner, fit-elle à voix basse, désignant d'un mouvement de tête le genou de l'autre femme qui avait enflé et pris des teintes douloureusement violacées.

     

    — Hors de question, répliqua immédiatement Zaphir. On ne t'enlèvera pas le collier, même pour quelques minutes. On ne se fera pas avoir par une ruse aussi évidente. »

     

    Les deux générales semblèrent surprises de sa réaction, mais finirent par acquiescer.

     

    « Cela aurait pu être un gage de bonne volonté, se justifia Soteira, le nez baissé sur son bol. »

     

    Zaphir fronça les sourcils. Ils avaient convenu d'être le plus discrets possible, de faire profil bas et de ne prendre aucun risque inutile au contact des générales. À quoi jouait Soteira ? Il surprit un regard en biais qu'elle jeta au genou de Marapi et s'interrogea. C'était son maléfice qui avait été responsable de l'étrange chute de son amie. Se sentait-elle responsable ? Coupable ? Redevable ?

     

    « Hypothétiquement... risqua Zaphir, ce serait quoi, comme sortilège ? »

     

    Elle lui jeta un regard reconnaissant. C'était donc bien ça.

     

     « J'aurais besoin de plantes. De l'ortie, de l'acérola, notamment. J'en ai vu en installant le camp. Ma magie ne serait là que pour accélérer les effets de plantes, ça ne ressouderait pas la fracture mais permettrait déjà de guérir les plaies ouvertes et à l'articulation de fonctionner. Hypothétiquement, bien sûr, ajouta-t-elle avec hâte.

     

    — Je pourrais marcher ? s'enquit Marapi, qui commençait a priori à considérer l'idée.

     

    — Non, démentit honnêtement Soteira. Claudiquer, au mieux. Pour guérir entièrement la fracture j'aurais besoin de plusieurs heures et d'ingrédients que l'on ne trouve pas dans ces bois. Vous pourriez vous appuyer périodiquement sur votre jambe. Mais surtout, arrêter de souffrir le martyr. »

     

    La jeune femme n'avait pas desserré les dents depuis qu'ils l'avaient retrouvée au pont et même si elle ne se plaignait pas, son visage pâle et son teint crispé ne laissaient aucun doute.

     

    « Hypothétiquement, rappela-t-elle.

     

    — Hypothétiquement, confirma la sorcière. »

     

    Les trois élémentaires se jetèrent un regard. Soteira prétendit racler son bol de ragoût déjà vide et les observa à la dérobée.

     

    « Je prends le risque, déclara Marapi. Cette cochonnerie me fait un mal de chien. »

     

    Zaphir et Obsidiane la dévisagèrent, inquiets, mais obtempérèrent.

     

    « D'accord, mais on ne t'enlève le collier qu'au dernier moment. De quoi as-tu besoin d'autre, comme plantes ? Et en quelle quantité ? »

     

    L'air infiniment soulagé que le groupe accepte, Soteira les lista.

     

    Elle tint parole. Une fois les herbes nécessaires rassemblées, elle expliqua aux élémentaires le déroulement du sortilège avec le plus de détails possibles et hocha la tête lorsque Zaphir la menaça de finir rôtie au moindre écart de programme. Elle tint parole et ne protesta pas non plus lorsqu'Obsidiane retira le collier et que celui-ci s'emmêla dans ses cheveux. Elle se contenta d'appliquer le baume qu'elle venait de confectionner sur la peau de Marapi, qui grimaça, serra les dents et retint une flopée de jurons.

     

    Même en sachant pertinemment que le collier n'avait de toute manière jamais fonctionné et que Soteira aurait pu se servir de sa magie à tout instant depuis qu'ils l'avaient soi-disant capturée, Zaphir se tendit lorsque de la fumée s'échappa de sous ses mains. Obsidiane saisit par réflexe la dague accrochée à ses hanches. L'espace d'une demi-seconde, Zaphir se demanda s'il ne venait pas de commettre la plus grosse erreur de toute sa vie. Le soupir de soulagement de Marapi les arracha tous deux à leurs doutes et craintes respectifs. La sorcière souriait d'un air désolé à la guerrière, qui posa une main sur son épaule et lui sourit en retour. Zaphir ne sut jamais si Marapi avait compris que sa soigneuse était aussi son agresseuse.

     

     « Je pourrais faire mieux si votre herboriste possède d'autres plantes. Mais pour le moment, je crains qu'il ne faille se contenter de ça. »

     

     Marapi la remercia craintivement. Zaphir, quant à lui, ne parvenait plus à détacher son regard de Soteira. Il avait senti la vague de magie crépiter dans l'air. Il avait vu ce que celle-ci avait fait à Soteira, à son corps, sa peau, ses yeux, son être tout entier. Tout avait lui, brillé un instant d'une lueur qui frôlait le sacré. Ses yeux s'étaient accordés d'un même éclat argenté et sa peau noire avait été éclaboussée d'un reflet satiné. Pendant une petite seconde, il avait été témoin d'un autre monde. Il avait entraperçu un ailleurs, un autrement. Quelque chose qu'il ne pouvait conceptualiser. Un fragment d'inconnu qui l'attirait, irrésistiblement, comme l'avait été Boutès par le chant des sirènes, droit dans les profondeurs de l'océan. Quelque chose qui lui criait saute, saute, plonge, ce monde ne te tuera pas. Le danger est illusoire et les bras d'Aphrodite t'attendent au fond des eaux.

     

    « Euh... Vous ne vouliez pas me remettre le machin ? Je serais ravie de m'en passer, hein, mais ça avait l'air de vous tenir particulièrement à cœur... »

     

    Zaphir et Obsidiane suivirent bêtement du regard l'objet qu'elle désignait. Le collier. Ils sortirent simultanément de leur torpeur, Zaphir se souvint brusquement qu'il devait tout faire pour avoir l'air suspicieux et le métal retourna autour de son cou en moins d'une minute. Zaphir se fustigea intérieurement. Heureusement qu'Obsidiane avait été tout aussi hypnotisée que lui. Soteira se redressa et partit se rasseoir sans un mot à l'autre bout de leur campement. Zaphir la regarda faire, sonné. Il s'était trompé. Ce n'était pas une sorcière. C'était une magicienne.

     

    Chapitre 39

    Chapitre 39

     

    AMBIANCE

    Chapitre 39

     

     

     

    Lorsqu'Obsidiane le réveilla pour qu'il prenne sa place à la garde du camp, Zaphir ne dormait que depuis quelques minutes. La discussion avec Soteira tournait en boucle dans sa tête. Il se releva malgré tout, attrapa le bol d'eau chaude que lui tendit sa générale et laissa son amie s'allonger à sa place. Attentif à ne pas réveiller Marapi qui récupérait à sa droite, il sortit de la tente et s'aperçut que Soteira ne dormait pas. Toute entière tournée vers les étoiles, la lune peignait sur son profil des reflets presque bleutés. Il hésita quelques instants puis finit par la rejoindre. Elle se détourna du ciel lorsqu'il s'assit à ses côtés.

     

    « Tu ne dors pas ? demanda-t-il à voix basse. »

     

    Elle hocha négativement la tête et répondit en chuchotant à son tour.

     

    « J'ai beaucoup à penser. »

     

    Et moi donc, se dit Zaphir.

     

    « Est-ce que... tu aurais un moyen de t'assurer qu'Obsi et Marapi ne nous entendent pas ? »

     

    Elle le dévisagea un instant. Puis jeta un regard à la tente à quelques mètres d'eux, au feu qui crépitait encore face à elle. Leva la main. Zaphir sentit la magie lui caresser la peau bien avant de voir ses yeux miroiter de nouveau.

     

    « Et voilà, sourit-elle, à voix basse mais sans chuchoter. On peut parler sans crainte. »

     

    Zaphir la remercia timidement. Il peinait à réaliser l'ampleur de ce qu'ils étaient en train de fomenter. La gravité de la trahison qu'il avait déjà commise.

     

    « Tu n'as... commença-t-il, puis s'interrompit, chercha ses mots, triturant un bout de bois qu'il avait ramassé à ses pieds. Est-ce que tu as des regrets ? Il n'est pas encore trop tard pour mimer une évasion, ou... Enfin bref. Demain, à cette heure, nous serons au QG et on ne pourra plus faire marche arrière. Je voulais juste m'assurer que tu sois toujours partante pour te lancer dans ce qui, franchement, doit être à la fois la pire et la meilleure idée de ma vie. »

     

     Chapitre 39Chapitre 39

     

    Il lança machinalement le bout de bois dans le feu. La brindille fut avalée par les flammes et ressembla bientôt à un petit serpent incandescent.

     

    « C'est aussi la pire et la meilleure idée de ma vie, tu sais, souligna Soteira. Mais... Merci de demander. »

     

    La brindille était à présent méconnaissable dans l'océan de feu.

     

    « Est-ce que... tu voudrais bien me parler un peu de toi ? »

     

    Il devait avouer qu'il était curieux. Intrigué. D'accord, peut-être un peu fasciné.

     

    « Juste quelques mots, hein, ce que tu aimes, en quoi tu crois, d'où tu viens, ce genre de trucs. Ou autre chose. Juste histoire que je sache un peu avec qui je compte renverser le tyran, tu vois ? »

     

    Soteira pouffa. Mais elle parla. Zaphir l'écouta pendant près d'une heure raconter son enfance dans les montagnes, auprès des siens. Sentit sa gorge se nouer lorsqu'elle lui expliqua qu'elle avait véritablement été rejetée par ceux qu'elle avait autrefois considérés comme sa famille. Oh, elle n'avait pas été bannie à proprement parler. Mais la puissance de ses pouvoirs, qu'elle ne maîtrisait alors pas très bien, avait rendu sa vie infernale et ses proches inquiets, parfois craintifs. Alors elle était partie, en quête d'un autre peuple, d'autres maîtres. Il sourit lorsqu'elle lui parla des enfants qu'elle gardait parfois, dans cette nouvelle tribu qu'elle avait rejointe quelques années plus tôt et qu'elle ne parvenait pas vraiment à considérer comme sienne malgré tout. Il baissa les yeux lorsqu'elle admit avoir souhaité maintes fois la mort des élémentaires. Il les ferma lorsqu'elle lui raconta l'état dans lequel elle avait trouvé sa vallée natale après le passage d'un de leurs bastions, un jour où elle avait tenté de renouer avec son passé. Il s'excusa à voix basse, s'excusa pour ses frères, pour ses amis, pour ses pairs élevés dans la haine. Elle lui adressa en retour un regard doux, empli de compréhension. Il savait que tout pardon était hors de leur portée. Mais il savait aussi que ces éclats de reconnaissance mutuelle valaient bien plus que toutes les promesses des rois, que tous leurs prétendus pactes de paix. Il savait qu'entre individus pouvaient se jouer les prémices d'une autre réconciliation.

     

    Lorsque Soteira arriva à court de mots, Zaphir prit le relai. Il lui parla d'Obsidiane, de Marapi, de son admiration pour ces femmes à la force extraordinaire face à la violence de leur ordinaire. Il lui expliqua leurs difficultés à se hisser dans la hiérarchie à cause de leur naissance paysanne, les stratégies de leurs nobles pour s'assurer qu'elles ne puissent jamais acquérir l'influence ou le pouvoir qu'avait Zaphir, pourtant de plusieurs années leur cadet. Soteira sourit lorsqu'il lui avoua qu'il les considérait depuis de longues années comme deux sœurs et avait toujours profité de leur expertise pour progresser dans la hiérarchie de l'armée. Il lui parla de Néro, de la terreur qui les avait rapprochés au cours d'une mission, du sentiment de soulagement qu'il avait ressenti lorsqu'il avait compris que l'autre homme était tout aussi paniqué que lui. Il lui parla de sa rencontre avec Payún, de sa joie de voir son ami retomber amoureux après des années passées à pleurer sa femme morte au combat. Il lui parla de ses hommes, des bataillons qu'il avait dirigés. Il lui parla de ces vies qu'il avait prises sans broncher. Et il lui parla des nuits qui suivaient. Des larmes, des sueurs froides, des cauchemars dont personne n'avait jamais rien su, des fantômes qui le hantaient parfois encore. Il parla des paysans qu'il avait vus mourir de la peste l'automne passé, de cette vieille femme qui l'avait regardé droit dans les yeux, malgré la maladie, malgré la mort qui réclamait son corps, et qui lui avait craché des mots qui le poursuivaient encore : « cet enfer, c'est votre œuvre ». Il lui parla des cadavres d'enfants squelettiques qu'il avait vus portés à la fosse et être exhumés.

     

    Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Il ne put continuer et laissa le silence terminer ses aveux. Soteira ne l'interrompit pas.

     

    Tous deux fixaient le feu.

     

    Finalement, Zaphir sentit le nœud dans sa gorge se dénouer quelque peu. Mais il ne reprit pas son récit, ne tenta pas de forcer les morts à revenir à la vie pour justifier ses actes. Il laissa derrière-lui ses cauchemars, ses doutes, les atrocités de son peuple, les siennes, et se tourna vers Soteira.

     

    « Dis-moi, est-ce que tu voudrais bien me montrer ta magie ? Juste un petit sortilège. Ou un que tu aimes bien. »

     

    Il se sentit curieusement mis à nu une fois la question posée. Comme vulnérable par sa curiosité, là où l'aveu de ses meurtres ne l'avait pas exposé aussi visiblement. Il voulait voir de la belle magie. Celle qu'il avait entraperçue plus tôt, alors qu'elle soignait Marapi. Une magie libre, loin des chaînes de Steal et des ordres du tyran. Une magie qui vibrait, aimait et créait. Il voulait voir l'ailleurs. L'autre monde, l'océan, entendre à nouveau le chant des sirènes.

     

    Chapitre 39

     

     

    Soteira leva la main, offrit sa paume ouverte au ciel étoilé. La lumière naquit de chacun de ses doigts, s'enroula autour de ses phalanges. Il y avait des cristaux d'étoiles qui jouaient sur sa peau, tournoyaient, virevoltaient puis disparaissaient dans les robes sombres de la nuit. Zaphir fixa, captivé, le trajet des petits flocons de lumière qui naissaient au creux de la main de la jeune femme. Il pensa à des enfants. Et se dit, bêtement, qu'avant cet instant, il n'avait jamais rien compris à la magie. Jamais rien compris à sa beauté. Jamais su que craindre les vagues de l'océan sans oser y plonger pour y découvrir ses courants, ses coraux, ses habitants. Un jour, jura-t-il, un jour l'Armée saurait à son tour. Un jour, elle comprendrait. Un jour, elle plongerait.

     

     « Rien n'est gratuit, confessa Soteira. Chaque enchantement, chaque sortilège, c'est une part de mon âme que j'accepte de mettre en jeu. Je sentais la fracture de Marapi, atténuée, dans ma propre jambe. »

     

    Un petit fragment de lumière, légèrement plus large que les autres, se détacha de ses doigts.

     

    « Mais ce qui effrayait le plus mes parents, c'était ma capacité à imaginer. À agrandir l'impact de ma magie et trouver le moyen d'interférer plus profondément sur l'état des choses. Les magiciens ne sont pas supposés pouvoir être des créateurs. »

     

    Le petit flocon avait pris une forme de lion. Il courait entre ses doigts. Zaphir l'observa devenir un chien, puis un cheval, et disparaître au coin de sa main.

     

    « Je pense qu'il nous faudra être patients. Le tyran ne se laissera pas décapiter si facilement. »

     

    Zaphir admira ses traits, soulignés par la lumière qui dansait dans sa paume. Et pour la première fois, il fut convaincu d'avoir trouvé sa place.

     

    « Cela ne sera pas si long, s'entendit-il promettre. »

     

     

     

     

     

    Chapitre 39

     

    Mais Zaphir se trompait. Il ne fallut que quelques minutes à Faw pour leur jeter un regard de franche suspicion une fois le groupe rentré au quartier général. Il croisa ses yeux clairs durant l'entrevue que l'Ombre lui accorda, et sut. Il comprit que leur premier défi serait d'atténuer un maximum la méfiance paranoïaque de l'héritière. Alors, le premier soir de son retour au château, plutôt que de suivre Soteira qui venait d'être conduite en cellule, Zaphir attrapa une bouteille de vin dans les cuisines et accompagna Obsidiane et Marapi à l'hôpital. Il passa la soirée à leur demander, encore et encore, s'ils n'avaient pas pris un risque inutile en laissant la sorcière en vie. Il abandonna ses prétendues jérémiades aux alentours de minuit, lorsqu'il remarqua que Faw, qui s'était dissimulée dans les ombres pour écouter leur conversation, était partie. Il tituba hors de l'infirmerie, confia Marapi aux bons soins des soigneurs et de son amie, passa saluer Néro et Payún, puis rejoignit ses quartiers. Il tomba la tête la première sur son lit, sans même prendre la peine de se déshabiller, et pensa, avant de sombrer :

     

    « Ça ira. Ça ne sera pas long. »

     

     Le lendemain matin, il était de garde dans l'aile Est et découvrit que la jeune femme n'avait pas attendu longtemps pour enchanter sa cellule, qui apparaissait à tous les élémentaires comme des quartiers austères tenant plus de la prison qu'autre chose. Elle semblait toutefois avoir permis à Zaphir de passer au travers de l'illusion. Il haussa les sourcils lorsqu'il comprit que les bibliothèques qu'il voyait étaient en réalité celles du troisième étage et rit devant la quantité de coussins et de broderies qu'elle avait invoqués. Elle avait réussi, en une nuit, à se créer des appartements plus luxueux que les siens. Ils discutèrent de longues heures et Zaphir ne se rappela de son rang et de son rôle qu'au moment où des bruits de pas se firent entendre au bout du couloir. Il laissa le garde prendre sa relève et fila sans demander son reste.

     

    Il revint le lendemain matin aux premières lueurs du jour. Il avait convaincu un ancien camarade de bastion de lui laisser son tour de garde. Trop heureux d'échapper à un travail ennuyeux, l'homme avait accepté. Mais Zaphir déchanta lorsqu'il remarqua le regard dur et les traits tirés de Soteira.

     

    « L'Ombre est passé, dit-elle simplement. »

     

    Zaphir pinça les lèvres. Elle serait mise à l'épreuve pour ses capacités et sa loyauté dans les semaines à venir et tous deux le savaient.

     

    Alors, le surlendemain, Zaphir revint avec des brioches encore tièdes camouflées dans ses robes. Il revint le jour d'après. Puis le jour suivant. Et celui d'encore après. Il lui amena des livres, des herbes parfois, des fleurs qu'il trouvait belles ou à son image. Un jour, il lui offrit même un pan de tissu doré qui avait attrapé son regard sur un étalage de marché. Lorsqu'il remarqua, quelques jours plus tard, qu'elle s'en était fabriqué une étole, il fut incapable de décrocher ses yeux de ses épaules. Il était prudent. Sa couverture était parfaite. Il n'avait plus surpris Faw à l'espionner ou lui jeter des regards suspicieux.

     

    Il parvint à se convaincre que ces visites de plus en plus fréquentes ne signifiaient rien, puis finit par admettre, un soir où il avait un peu bu, seul dans ses quartiers, qu'il aimait aller la voir. Et les jours se transformèrent en semaines. La curiosité et la fascination en franche attirance. L'affection timide en tendresse.

     

    Mais il ne pouvait pas se mentir indéfiniment. Il savait reconnaître le désir qui pulsait contre ses côtes, cette force qui poussait un sourire sur ses lèvres et lui donnait envie de retourner la voir chaque fois qu'il la quittait. Dans ses années de jeunesse, il avait vécu son lot d'amourettes.

     

    « Ce n'est pas si grave, raisonna-t-il. »

     

    C'était un béguin sans conséquences. Ça passerait.

     

    Mais Zaphir se trompait. Chaque heure, chaque minute, chaque seconde, les sentiments s'ancraient un peu plus loin dans son cœur. Et arriva un jour où il ne parvint plus à se convaincre qu'il ne ressentait pour elle que de l'attirance, que du désir, que de l'amitié. Il accepta être tombé amoureux, malgré sa raison qui lui criait de fuir, de faire marche arrière pendant qu'il en était encore temps. Il tomba amoureux malgré les sourcils froncés de Néro qui ne comprenait pas la raison de ses visites qui se raréfiaient et s'inquiétait. Il tomba amoureux malgré le regard inquisiteur de Marapi ou d'Obsidiane, malgré l'image dangereuse de Faw qui le guettait dans les couloirs. Malgré le danger, la peur, le risque, malgré tout, il l'aima. Sans raison, sans mesure, comme on aime après des années passées à avoir joué à aimer. Il l'aima dès la troisième semaine de son arrivée au château, l'aima en secret, rendit ses sourires et se mit à guetter ses yeux. Il rêva de ses mains emplies d'étoiles, de ses doigts créateurs, de sa voix et de ses mots qui lui donnaient envie de renverser l'Armée. Il rêva de ses lèvres, de son rire, de ses promesses. Il rêva qu'elle lui fabriquait des ailes, les soudait à la peau de ses omoplates et sautait avec lui dans le grand vide.

     

     Un soir, un mois, six jours et quatre heures après son arrivée au château, elle l'embrassa. Presque timidement, comme si elle demandait du bout des lèvres l'assurance d'avoir bien lu la nature de ses sentiments, le sens du regard doux qu'il lui adressait. Submergé, il ne put répondre. Mais il l'embrassa en retour, encore, encore et encore, et l'aima sans réserve, avec force, encore plus qu'avant. Il l'aima chaque soir qu'il passait en sa compagnie, chaque matin où il filait entre les gardes, chaque nuit où il était le garde, aima le souvenir de son rire et de ses lèvres en journée. Il l'aima dans leurs habitudes de clandestinité. Il aima le secret, aussi, un temps. Aima penser, au milieu de ses hommes qui ne se doutaient de rien, face à Wïane ou à l'Ombre « je l'aime, et vous n'en saurez jamais rien ». Il aima le secret, aima le mensonge, parce que la clandestinité les couvrait d'un voile protecteur qui empêchait à quiconque de les atteindre. Dans la clandestinité, ils avaient créé un ailleurs, un autrement, qui ne répondait qu'à leurs lois.

     

    Petit à petit, à travers les récits qu'elle lui faisait de ses entrevues avec l'Ombre et ses sbires, Zaphir réalisa qu'elle gagnait doucement le respect du tyran. Il refusait toujours de la laisser rencontrer Steal, craignait « de voir leur mauvaise nature se réveiller au contact d'un semblable », comme il l'avait dit à Zaphir qui s'était empressé d'acquiescer. Mais les missions que lui confiaient le Grand Roi étaient de plus en plus complexes, de plus en plus secrètes, et nécessitaient des sortilèges de plus en plus puissants. Là où l'Ombre ne s'était jamais servi de Steal que pour des tâches mineures, pour accélérer des missions, guérir des blessures ou se simplifier la vie, il demandait à Soteira d'imaginer de nouvelles techniques, de nouvelles armes. Zaphir savait que Fuxan n'avait pas conscience de l'étendue de sa puissance. Mais le Grand Roi n'était pas idiot, et avait parfaitement senti que la jeune femme excellait dans son art et semblait déterminé à exploiter ses capacités. Il testait le terrain, comprit Zaphir lorsqu'il confia à la magicienne le soin d'inventer une nouvelle sorte de verrou pour ses coffres. Le Grand Roi avait une idée bien précise, un projet différent.

     

     Et cette fois-ci, Zaphir avait raison. Lorsqu'il rendit visite à Soteira un soir, deux mois, treize jours et huit heures après son arrivée au château, il la trouva assise, le regard dans le vide, une liasse de papiers abandonnée à ses côtés sur les coussins. Il sentit son cœur rater un battement et une sueur froide lui glisser dans le dos. Il contourna les livres, les bibelots, les couvertures et la rejoignit. Elle ne pleurait pas. Son visage était livide, sa mâchoire serrée. Précautionneusement, il saisit sa main et attendit qu'elle puisse parler.

     

    « Une prison. »

     

    Elle jeta les mots entre eux.

     

    « Il veut une prison, développa-t-elle d'un souffle. Mais une prison nouvelle. Quelque chose de magique, de si cruel que sa simple menace puisse faire trembler les séditieux. Il veut une prison comme châtiment suprême, et il la veut née de ma magie. »

     

    Ses yeux se mirent à briller. Zaphir serra les dents et sa main. Avisa les livres ouverts autour d'elle, les ouvrages de torture, les histoires des civilisations, les récits, les mythes qui jonchaient le sol, les tapis, et appartenaient sans aucun doute aux bibliothèques de l'Ombre.

     

    Il savait, à présent. Il savait que sa magie était un vase communiquant. Il savait qu'elle sentirait toute la douleur que cette prison causerait comme si c'était la sienne. Il savait que si des élémentaires y périssaient, elle serait à tout jamais habitée par leurs tourments, leurs chagrins, leur terreur. Il savait, et souhaita pour la première fois depuis leur rencontre en haut de la falaise, ne pas savoir.

     

    « On pourrait... On pourrait s'évader. Juste toi et moi. Rassembler nos affaires, partir pendant la nuit, courir et ne jamais se retourner. »

     

    Elle lui jeta un regard en biais. Parvint à lui adresser un de ces sourires tendres mais résignés qu'elle avait parfois lorsqu'ils parlaient d'avenir.

     

    « Non, dit-elle simplement. »

     

    Une larme roula sur sa joue.

     

    « Je vais le faire. Mais je veux m'assurer que cette prison soit sa chute. Que sa cruauté lui explose à la figure et lui arrache la tête. M'assurer que, si cette horreur blesse des gens, qu'elle l'écorche en retour. »

     

    Il y avait une bravoure dans son regard qui donna la chair de poule à son amant. Il n'avait vu cet air sur aucun autre visage, pas même ceux de ses soldats. Il y avait dans ses yeux toute la force d'un être prêt à accepter la douleur, l'horreur, la mort, pour sauver les siens. Tenter le meilleur au prix du pire.

     

    Zaphir la saisit contre lui. La berça tendrement lorsque les larmes et les sanglots remplacèrent la rage et submergèrent sa voix. Caressa ses cheveux, et fredonna :

     

                                    « Mon armure, mon épée, mon heaume et mes droits.

     

                                         Tout, il prendra tout.

     

                                    Ta raison, tes rêves, tes peurs et ta voix.

     

                                         Tout, il prendra tout.

     

                                    Nos corps, nos noms, nos cœurs et notre foi.

     

                                         Tout, il prendra tout.

     

                                    Et dans les braises il ne restera

     

                                    Qu'un écho de toi et moi. »

     

    Elle chanta à voix basse, avec lui, le temps que la mélodie tarisse ses larmes et fasse renaître l'espoir. Zaphir l'accompagna sans commentaire, se contenta de dessiner des arabesques du bout du pouce sur son épaule. Il suivit du regard ses mains lorsqu'elle saisit un ouvrage de sa propre bibliothèque. Mythologies humaines, criait la couverture en d'ostentatoires lettres dorées.

     

    « J'ai une idée, chuchota-t-elle. »

     

    Elle attrapa une feuille, un morceau de fusain, et traça sur le blanc un ensemble de couloirs. Un labyrinthe. Zaphir lut par-dessus son épaule le titre de la page restée ouverte. Il pensa au mythe, au monstre, au roi et au héros, aux similitudes entre hydre et taureau. Il imagina l'Ombre puni pour sa cupidité, imagina la bête éventrée, se prit à rêver d'un fil de laine rouge à dérouler. Il fredonna à nouveau, sans y faire attention, en regardant Soteira travailler.

     

    « Le fil sera une clé, lui dit-elle, près de trois heures plus tard, alors que des feuilles et des feuilles s'amoncelaient sous ses jambes, une clé que l'on ne peut pas perdre, mais une clé qui pourrait tomber dans les mains du Grand Roi sans qu'il ne sache l'utiliser. Sans qu'il ne puisse la détruire. Ou mieux, sans qu'il ne sache ce qu'il est en train de contempler. »

     

    Elle réfléchissait.

     

    « Que dirais-tu d'un chant ? proposa-t-il. Un chant révolutionnaire, ou une comptine ? Une clé qui serait à moitié dans les mots et à moitié dans la musique ? Ce serait possible ? Jamais Fuxan n'oserait chanter quelque chose qui insulte son règne. Mais ceux qu'il condamnera... pourraient s'en servir. »

     

    Le regard que lui renvoya Soteira lui donna l'impression qu'elle allait se jeter sur lui, arracher son veston, sa chemise, ses braies, et là, juste là...

     

    « Écris-la. »

     

    Il chassa le fantasme de son esprit. Ce n'était pas le moment. Elle lui tendit les plans.

     

    « Il y aura une sortie possible au labyrinthe, mais elle va bouger, expliqua-t-elle. Je ne peux pas mettre automatiquement une sortie sur chaque entrée, ce serait trop visible et trop risqué. Il faut un autre passage, un sortilège orphelin, qui n'est pas lié aux autres. Si l'on veut que le manège ait une chance d'échapper à Fuxan, il faut que la sortie soit en mouvement. Je pense pouvoir la faire changer d'endroit tous les jours. Ça ferait des cycles de douze jours, peut-être treize, si j'arrive à créer un repaire magique dans la petite salle du conseil.

     

    — Et douze heures ? »

     

    Sur les genoux de Zaphir, un récit mythologique était resté ouvert. Les vers venaient de lui donner une idée.

     

     

     

    « C'est possible... Mais cela serait plus long à installer. Qu'as-tu en tête ? »

     

    Il étala les plans sous leurs yeux, pour que tous les points de passage de la sortie soient visibles. Les serpents forgés entortillés dans la grande entrée, le placard de la salle des armes, le dessous d'une statue du dieu Soleil dans les jardins, un renfoncement dans les bibliothèques, la réserve du réfectoire, la tapisserie de la salle du trône, celle cachée dans la salle des ombres, ainsi que les quatre tourelles du quartier général, illuminées tour à tour par le soleil et dont ils se servaient comme phares.

     

    « Se fier aux heures plutôt qu'aux jours permettrait d'éviter de trop se tromper. Si quelqu'un tombe dans les dédales, il aurait plus de chance de survivre quelques heures que quelques jours. En plus, avec douze sorties, il pourrait y avoir deux roulements par jour.

     

    — Mais comment savoir quelle sortie s'ouvre à quelle heure ? »

     

    Zaphir lui tendit le livre.

     

    « La poésie ? hasarda-t-elle.

     

    — La mélodie. Mais surtout... La métrique. »

     

    Elle comprit. Zaphir lui prit le fusain des mains, saisit une page vierge de parchemin et passa l'heure suivante à siffler entre ses dents et battre des doigts sur sa cuisse pour compter les syllabes. Lorsqu'il eut fini, il chanta la clé à Soteira. Elle accepta. Tous deux brûlèrent toute trace de la clé et enfouirent le secret au chaud dans leur mémoire.

     

    Chapitre 39

     

    Fuxan accueillit la proposition des dédales magiques sous le QG avec un entrain inégalé. Il somma Soteira de se mettre au travail immédiatement, l'autorisa même à accéder à la quasi intégralité du repaire en journée, à la seule condition qu'elle soit toujours accompagnée de deux soldats. Les travaux seraient longs, avait-elle prévenu. Transformer en d'inextricables dédales les sous-sols quasi inoccupés mis à part par des débarras ou des colonies de rats, ajouter des maléfices, des pièges, s'assurer que tout ce qui y tombait ne pourrait jamais ressortir... Tout cela demandait énormément de ressources, tant magiques que matérielles. Fuxan lui accorda tout. Faw, éternellement suspicieuse, tint à surveiller personnellement Soteira la première semaine avant, finalement, d'être rappelée à l'ordre par ses devoirs militaires.

     

    Pour la première fois depuis trois mois, Zaphir se dit que tout pourrait se dérouler sans accroc.

     

    Mais Zaphir se trompait. Lorsque Soteira lui annonça qu'elle était enceinte, quatre mois, trois jours et une heure après son arrivée au château, il se trouva si heureux qu'il passa la journée suivante à tenter d'expliquer le sourire qui ne voulait pas partir de ses lèvres à ses soldats. Après tout, cela faisait plusieurs semaines que tous deux avaient exprimé leur désir de voir naître un petit héritier pour le futur royaume. Mais jamais il n'aurait osé imaginer que ce souhait puisse se réaliser si vite. Il devait probablement ce petit miracle à la magie, et l'idée le rendait ivre. Le bonheur tirait ses joues si fort qu'il commit l'irréparable un après-midi où Néro le regarda droit dans les yeux et lui demanda ce qu'il se passait, à la fin. Zaphir ne put tenir sa langue. Il avoua tout à Néro et Payún, qui l'écoutèrent sans l'interrompre, se contentèrent de lui préparer un chocolat chaud lorsque le sourire disparut et qu'il frissonna au milieu de son récit, rattrapé par la réalité. Il avoua tout. Son amour pour Soteira, sa grossesse, leur projet de renverser l'Armée, celui de donner une clé aux dédales. La seule chose qu'il ne fit pas fut de chanter la clé. Ce fut seulement à la fin de son récit, lorsqu'il ne resta plus rien à dire, qu'il se rendit compte de la gravité de ce qu'il venait d'imposer à ses amis, qu'il réalisa la portée de sa trahison, de leur félonie, de leur sédition. Une petite voix dans sa tête lui rappela méchamment qu'il venait aussi d'imposer son bonheur de futur parent à un couple qui ne parvenait pas à avoir d'enfants.

     

    Chapitre 39

     

     

    La prise de conscience lui fit l'effet d'une douche froide. L'ère du secret était terminée. Quoi que décident de faire Néro et Payún, plus rien ne pourrait jamais être pareil. Mais, sitôt la stupeur passée, tous deux avouèrent à demi-mot qu'ils n'avaient jamais été très friands de la politique de l'Ombre même s'ils n'auraient jamais osé désobéir. Ils lui promirent de garder le secret à leur tour.

     

     Payún osa finalement demander, alors que le jour tirait au matin, si Soteira accepterait de les rencontrer et d'essayer de les aider à avoir à leur tour l'enfant qu'ils souhaitaient tant. Zaphir le lui promit. Il s'endormit cette nuit-là en se disant que s'ils n'étaient que quatre dans le secret, après tout, le danger n'était peut-être pas si grand.

     

     Il retint comme il put sa déception lorsque Soteira annonça à ses amis que leur union ne serait jamais fertile, même avec l'aide de sa magie, et redouta que la révélation ne les éloigne à jamais. Mais il n'en fut rien. Au contraire, Néro et Payún semblèrent se rapprocher entre plus de Zaphir, acceptèrent Soteira avec une facilité déconcertante pour des élémentaires confrontés à une sorcière, et il n'était alors plus rare que le quatuor se retrouve en soirée pour discuter, manger ou jouer aux cartes.

     

    L'espace de deux mois, Zaphir fut persuadé que rien ne pourrait jamais mal tourner.

     

    Mais Zaphir se trompait. Une fois Néro et Payún au courant, le secret sembla lui échapper des mains et se répandre comme la queue d'une mèche qui prenait feu. Une après-midi, huit mois après l'arrivée de Soteira au château, alors qu'il était en mission avec Obsidiane et Marapi à quelques kilomètres du château, ces dernières profitèrent de l'occasion pour lui demander, subtilement, s'il était tombé amoureux récemment. Il ne s'attendait pas à une telle question et haussa les sourcils.

     

    Chapitre 39

     

     

    « C'est juste que... On te voit moins, ces derniers temps. Je sais que l'Ombre t'a promu, que siéger au Conseil doit te prendre énormément de temps, mais... Avec Marapi, on te trouve aussi plus heureux. Et jamais le Zaphir que l'on connait ne se réjouirait autant de devoir passer du temps avec Kaën, alors la conclusion plus ou moins logique, c'est plutôt ''Zaph doit voir quelqu'un'', s'expliqua Obsidiane. »

     

    Zaphir les dévisagea. Hésita. Avisa leurs visages intrigués, le dédain avec lequel elle venait de prononcer le nom de Kaën, contempla un instant l'étendue de leur amitié. Et paria dessus.

     

    À elles aussi, il choisit de tout révéler. Il se retint toutefois de leur dire que Soteira était enceinte ou qu'elle prévoyait de truquer le labyrinthe. Mais il leur avoua tout le reste. Leur sédition, leur amour, leurs idées. Et une fois de plus, se trouva confronté aux propres doutes de ses générales sur le fonctionnement de l'Armée.

     

    « Il y a... Enfin, je sais que... J'ai entendu, plusieurs fois, bredouilla Marapi, des soldats de ma faction tenir des propos très... enfin pas très... Disons que si l'Ombre, Kaën, Wïane ou Faw les avait entendus, je pense qu'on aurait déjà assisté à leur exécution. »

     

     

     

    Mais comment était-ce possible que tant de soldats, de généraux, de guerriers soient emplis de doutes ? Comment était-ce possible que le poids de ces microscopiques trahisons n'ait pas déjà détrôné l'Ombre ? Zaphir, intrigué, demanda des noms. Marapi les lui donna.

     

    « On devrait les rassembler, lâcha soudain Obsidiane. Je suis sûre qu'ils accepteraient de te suivre, Zaphir, de se ranger de ton côté et de t'aider à renverser le tyran. »

     

    Alors ils le firent. Petit à petit, le mot passa, rassembla tous ceux qui désapprouvaient les méthodes de Fuxan. Zaphir, qui s'attendait à récolter trois ou quatre soldats anonymes, demeura estomaqué lorsque, la première dois qu'ils se réunirent, il dut faire face à une vingtaine de visages, un bon nombre familier. Il sortit de cette entrevue avec la certitude que le règne de l'Ombre se terminerait par ses mains.

     

    Il se mit à tenir des réunions régulièrement. Redoubla d'ingéniosité pour apaiser les soupçons de Faw qui n'avait jamais cessé d'épier ses faits et gestes. Il entreprit de gagner l'amitié de Kaën, de se montrer le plus possible avide de la reconnaissance de Fuxan et alla même jusqu'à suggérer publiquement à Soteira, un jour où tous les deux étaient chargés de surveiller l'avancée de la sorcière et Kaën racontait à ses côtés un détail morbide de sa dernière mission, d'ajouter aux dédales un système qui ferait bouger les murs. Fuxan trouva l'idée formidable et les travaux furent rallongés de deux mois.

     

     Leur manège dura pratiquement un an. Sur les dernières semaines de sa grossesse, Soteira peinait à maintenir l'illusion qui cachait son ventre tout en travaillant à enchanter les dédales. Le bébé puisait dans ses réserves de magie et, à bout de forces, elle prétendit avoir attrapé la grippe qui ravageait le château et obligeait Zan, la médecin de la Cour, à sélectionner ses patients. Soteira prétendit pouvoir se soigner seule, expliqua qu'elle avait seulement besoin de s'allonger et de laisser sa magie se reposer. Fuxan acquiesça, trop occupé par son nouveau projet de conquête, peu intéressé par sa santé.

     

     Elle accoucha une nuit d'hiver aux côtés de Zaphir et Payún. Étourdie par la douleur, le bonheur, elle se laissa aller à murmurer dans la langue de son peuple natal lorsque le minuscule bébé fut déposé sur sa poitrine. Elle nomma l'enfant « lumière d'espoir » et Zaphir versa une larme en serrant les petits doigts entre les siens.

     

     Payún et Néro prétendirent que le bébé était le leur. L'Ombre, qui ne s'était jamais passionné pour les histoires et la vie de ses généraux et encore moins de celles de ses soldats, n'avait jamais su pourquoi Payún était restée cloîtrée dans ses appartements pendant près d'un an et ne se douta de rien. Il bénit le bébé par le feu à son premier mois, aux côtés des autres nourrissons. Ni Wïane, ni Kaën, ni Faw ne se doutèrent de quoi que ce soit tant le couple semblait banalement heureux. Le bébé vécut ses premiers mois dorloté par l'amour de ses parents, montra sa première magie à ses deux mois et demi et plongea les quatre amis dans une bulle de bonheur à l'odeur de lait et de savon.

     

    Chapitre 39

     

    La bulle éclata brusquement. La construction des dédales toucha à sa fin et Fuxan envoya ses émissaires à tous les coins du royaume pour prévenir le peuple de ce que risquaient désormais les félons. Et, bien évidemment, le premier félon vint.

     

     

     

    Zaphir, chargé d'assurer la présence du Conseil en entrevues royales les mardi matins, était présent le jour où Fuxan baptisa le labyrinthe de son premier sang. L'homme, un artisan, était venu avec sa femme, ses enfants et deux de ses apprentis réclamer une aide financière supplémentaire à son souverain. L'Ombre avait écouté d'une oreille distraite puis refusé d'un geste de main. L'homme avait refusé de sortir de la salle du trône. Il avait tenu tête à son roi, avait élevé la voix, clamé qu'il méritait cet argent.

     

    « Avance-toi, avait simplement ordonné Fuxan. »

     

    Pensant que le souverain allait écouter sa demande, tester sa bravoure ou son courage, l'homme avait fait un pas en avant. Zaphir avait baissé les yeux. Il était sur la dalle.

     

    L'instant suivant, Fuxan ouvrait pour la première fois les dédales et le sol se dérobait sous les pieds de l'artisan. Il fut accompagné dans sa chute par un immense grognement qui semblait venir des entrailles d'un géant et une odeur putrescente de sang et de cadavre. Plus inquiétant encore fut le silence qui suivit sa disparition. Les dédales se refermèrent.

     

    La salle tout entière demeura pétrifiée. Les murmures qui parcoururent le château dès le lendemain parlaient de titan enfermé, de créature affamée, de dédales hantés.

     

    Zaphir, lorsqu'il sortit de la salle, ne put empêcher ses genoux de trembler.

     

     Il était coupable, en un sens, du meurtre de tous ceux qui tomberaient dans le labyrinthe.

     

    Il consola Soteira comme il le put le soir-même. Cette fois-ci, il ne parvint pas à espérer.

     

    Chapitre 39

     

    L'événement le convainquit qu'il était temps de mettre leur plan à exécution. La résistance, elle aussi, avait été terrifiée et exaltée à l'action par l'ouverture des dédales et tous souhaitaient mettre fin plus que jamais à la cruauté de Fuxan. Zaphir considéra chaque possibilité. Élabora des stratégies compliquées. Tenta de prédire les gestes de chacun de ses sbires. Puis il pensa à son fils, et prévit un plan de secours si quelque chose tournait mal. Malgré tout, malgré son désaccord avec le tyran qui s'était mu en haine, malgré sa volonté de reprendre en main le royaume, il se devait de mettre en place un système qui pourrait sauver, coûte que coûte, la vie de son enfant.

     

     Alors, un soir, Soteira le rejoignit dans les appartements de Néro et Payún et il exposa à ses amis sa stratégie.

     

    « ... et je te crache dessus ? répéta Néro d'une voix blanche, une main immobilisée en l'air et l'autre dans le chou qu'il était en train de préparer.

     

    — Et tu me craches dessus, confirma Zaphir.

     

    — C'est de la folie... bredouilla Payún. »

     

    Elle tricotait un pull à son fils et s'était arrêtée au milieu d'une maille. Seule Soteira, qui lui donnait le sein, semblait se souvenir de comment respirer. Zaphir hocha la tête. C'était un plan de dernier recours. Si tout se déroulait comme prévu, jamais ils n'auraient à jouer cette abominable comédie et leur fils pourrait grandir avec ses quatre parents.

     

    Et il n'y avait aucune raison pour que quoi que ce soit tourne mal, n'est-ce pas ? Ils préparaient tout depuis si longtemps.

     

     

    Chapitre 39

    AMBIANCE

    Chapitre 39

     

     

     

    Un an, six mois et dix jours après l'arrivée de Soteira au château, l'occasion se présenta. Les nouvelles conquêtes mobilisaient des troupes et une grande partie des fidèles de l'Ombre, Kaën inclus, devraient quitter le château quelques jours. Exceptionnellement, Faw les suivrait. L'élémentaire de l'eau qu'elle traquait depuis plusieurs années semblait posséder un repaire dans les environs et elle tenait à enquêter par elle-même. Fuxan ne serait alors plus protégé que par Wïane et sa garde rapprochée. C'était l'occasion rêvée.

     

     Alors Zaphir se mit au travail. Réunit une dernière fois les séditieux, leur fit part de son plan et passa la nuit précédente serré contre Soteira, à rêver au futur qu'ils pourraient enfin construire. Il pensa à tous les peuples qu'il pourrait sauver, à tous les artisans qu'il ne condamnerait pas et à la magicienne qui brillerait à ses côtés.

     

     Mais Zaphir se trompait.

     

     Au matin, il surprit une conversation entre les cuisiniers. Crut entendre le nom de Faw être prononcé. Tendit l'oreille. Les deux hommes parlaient d'un plateau repas qui ne leur était pas revenu. Il se détendit. Cela ne pouvait pas être Faw. Il avait mal entendu.

     

    Il rejoignit l'Ombre et prit place dans l'un des sièges à sa gauche, sortit ses plumes et entreprit de prendre en note les entretiens. Wïane, de l'autre côté du tyran, aussi peu intéressée que Fuxan par les « histoires de poules », griffonnait sur ses papiers.

     

     À midi pile, au moment même où les cloches sonnaient, un courant d'air poussa la porte que les gardes refermaient derrière deux fermiers. Les battants se rouvrirent. Wïane pesta contre les fenêtres mal isolées. Zaphir changea de feuille. L'air tournoya quelque peu à sa droite, souleva les mèches de sa nuque puis s'immobilisa. Une goutte de sueur dégoulina le long de sa tempe. Fuxan jeta un regard à Zaphir, fronça les sourcils, puis haussa les épaules et hurla à ses gardes :

     

    « Faites entrer les suivants ! Et fermez-moi cette porte correctement ! »

     

    Quatre hommes entrèrent. Habillés de haillons, ils ressemblaient à des fermiers. Les grandes portes se fermèrent derrière-eux. Que cela commence, pensa Zaphir.

     

    « Bien, parlez, commanda Fuxan, pourquoi souhaitiez-vous absolument me rencontrer ?

     

    — Nous venons de l'est, Seigneur, fit l'un d'eux, et nous souffrons d'une disette qui...

     

    — Minute, interrompit l'Ombre. »

     

    Il se redressa légèrement sur son trône de velours. Plissa les yeux.

     

    « Je connais vos visages. »

     

    Wïane cessa de dessiner sur ses papiers et releva la tête. Zaphir sentit le sang quitter son visage.

     

    « Toi, héla le Grand Roi, tu es un soldat. Tu as marché avec moi à la conquête des terres il y a dix ans. Quel est le sens de cette supercherie ?! »

     

    Sa voix ricocha contre les grandes portes. Zaphir tenta de réfléchir à toute allure pour trouver un mensonge à présenter à ses hommes mais... trop tard. Deux d'entre eux, clairement paniqués, venaient de lui jeter un regard à la dérobée.

     

     

     

    Et bien évidemment, le geste n'échappa ni à Fuxan, ni à Wïane.

     

    Mais Zaphir ne laissa pas le temps au tyran de formuler la question qui naissait sur ses lèvres. Il empoigna la dague qu'il avait dissimulée dans sa veste, renversa la table et se jeta sur son roi. Fuxan, par un réflexe qu'il ne devait qu'à plusieurs décennies de combat, se recula à la dernière seconde. Zaphir rata la jugulaire de quelques millimètres. Le fer traversa la peau et écorcha l'oreille et la joue du souverain. Zaphir roula avec lui, prêt à tenter sa chance une nouvelle fois. Le feu rugit derrière-lui. Wïane saisit son épée. Il y eut des cris. Les gardes s'écroulèrent. Un des prétendus fermiers se jeta sur la Primaire pour l'éloigner de Zaphir mais elle le désarma et l'embrocha sans pitié. Les trois autres tombèrent à leur tour. Il ne resta bientôt plus que Zaphir, seul.

     

    Wïane, que le tumulte avait emmené à l'autre bout de la pièce, leva de nouveau son épée et fonça sur Zaphir qui tentait d'empêcher Fuxan de se libérer de sous ses cuisses. Le tyran était parvenu à le toucher au bras, malgré la côte de mailles qu'il portait sous ses vêtements. Chaque seconde creusait un peu plus la chair de ses paumes qui retenaient le poignard du souverain.

     

    Il ne pourrait pas arrêter Wïane. Mais il pouvait encore...

     

    « Soteira ! cria-t-il »

     

    Chapitre 39

     

     

    Elle apparut derrière-lui. Wïane eut à peine le temps de comprendre ce qu'il se passait qu'une vague de magie la heurtait de plein fouet dans les jambes et la projetait à l'autre bout de la pièce.

     

    « Je me charge de Wïane ! cria la magicienne. »

     

    Zaphir croisa le regard du Grand Roi. Il avait compris. Et l'espace d'un instant, Fuxan s'autorisa à se sentir trahi, blessé, il hésita à pousser sa lame pour de bon dans le bras de son général.

     

    Zaphir, lui, n'hésita pas. Il profita de la perte de pression sur ses mains pour écarter les bras du tyran et frapper son crâne de la garde de sa propre épée. Fuxan plongea dans l'inconscience. La minute que le coup lui offrit lui permit de lever de nouveau son arme au-dessus de sa tête. Lorsqu'il l'abaisserait, elle se planterait, enfin, droit dans la trachée de Fuxan. La lame avait été affutée par Soteira pour qu'il n'ait pas à s'y reprendre à deux fois.

     

    Mais il n'abaissa jamais son bras. Un instant, ses mains étaient levées. Le suivant, elles étaient transpercées par un poignard lancé avec une telle force et une telle précision qu'il se retrouva épinglé au velours du fauteil dans lequel l'arme avait fini sa course et s'était plantée. Son sang roula. Il hurla de douleur.

     

    Faw surgit derrière eux, un masque de haine pure peint sur ses traits. Elle assomma Soteira d'un coup de genou avant que la jeune femme ne puisse penser au moindre sort. Son corps s'écroula sur les dalles et elle s'empressa de passer à son cou un collier anti-magie qu'elle tenait en main. L'artefact tira Soteira hors du brouillard. Le hurlement qu'elle poussa lorsque sa magie fut bridée fit trembler les vitres et statufia Zaphir. Il cria à son tour lorsque son visage ruisselant de sang s'effondra sur les dalles de pierre. Il tenta de tirer sur ses mains. En vain. Le moindre geste ne parvenait qu'à déchirer sa peau un peu plus.

     

    Fuxan reprenait conscience. Wïane ne s'était pas relevée. La marée de sang qui roulait de ses jambes avait coulé jusqu'au tapis. Faw se baissa auprès de la Primaire, inspecta ses blessures, sa respiration, et se redressa le temps d'attraper par le col un garde, alerté par le bruit, qui venait de passer sa tête par l'entrebâillement de la porte défoncée.

     

    « Va chercher Zan, siffla-t-elle, en urgence. »

     

    Elle se baissa à nouveau, retira sa veste, déchira les manches, et posa un garrot sur chaque cuisse de Wïane.

     

    Zaphir la regarda faire sans la voir. Son esprit était vide.

     

    Soteira sur les dalles ne bougeait plus. Ses cheveux s'étaient détachés. Il ne voyait plus son visage.

     

    « Qu'on jette ces deux traîtres en cellule ! cracha Faw lorsque d'autres gardes débarquèrent. »

     

    Et elle se pencha sur son père.

     

    Zaphir ne cria pas lorsque l'on tira le poignard hors de sa chair. Il se laissa conduire au cachot, le regard fixé sur la silhouette de Soteira, inconsciente, qu'un garde trainait à sa suite. Il sema dans son sillage de grosses gouttes de sang.

     

    Pour la première fois depuis de nombreuses années, son esprit se tut.

     

    Il ne garda sur la langue que le goût métallique de l'échec. Et le silence.

     

    Les mots lui revinrent de nombreuses heures plus tard, lorsqu'il parvint à s'extirper hors de l'état de choc qui l'avait retiré au monde.

     

    « Soteira... appela-t-il. »

     

    Il la voyait, de l'autre côté des barreaux. Elle était dans la cellule à côté de la sienne. Son corps était étalé au sol, inerte. Elle n'avait pas bougé depuis que les gardes l'avaient jetée sur la paille.

     

    « Soteira, appela-t-il. »

     

    Il pleurait. Avait-il commencé à pleurer à l'instant, ou bien au moment où Faw était entrée dans la salle du trône ? Il l'ignorait.

     

    « Soteira, appela-t-il encore. »

     

    Cette fois-ci, il y eut un mouvement. Un gémissement de douleur. Et tout revint à Zaphir. Le soulagement de la savoir en vie, de l'autre côté de cette grille, la douleur qui pulsait dans ses mains bandées avec des pans de sa veste, la terreur, l'effroi, l'horreur.

     

    « Soteira, pleura-t-il lorsque la magicienne croisa son regard et se précipita vers les grilles pour tenter de se rapprocher. »

     

    Il y avait plus de sang séché que de peau sur son visage.

     

    « Zaph, sanglota-t-elle à son tour, Zaph, je n'ai plus de magie. »

     

    Les larmes parvenaient à serpenter entre les bosses et les croutes rougeâtres sur ses joues. Elle passa ses mains à travers les barreaux. Il s'allongea et colla son corps au métal froid. Le sol était gelé. Les barreaux, glacés. Les doigts de Soteira sur son visage, bouillants. Elle caressa ses cheveux, sa mâchoire, ses joues.

     

    « Je t'aime, mon roi. Je ne cesserai jamais de t'aimer. »

     

     

     

    Ils pleuraient tous deux. Les larmes la seule chose qu'ils pouvaient encore partager.

     

    « Je t'aime aussi, ma fée. »

     

    Si le garde les entendit ou les vit se coller l'un à l'autre, il tourna la tête et regarda ailleurs. Ils passèrent la nuit ainsi, grelottants, les barres de métal entre eux. Le sommeil ne daigna pas les visiter et ils n'osèrent pas aller le chercher.

     

    On vint les chercher à l'aube. Ils furent conduits dans la salle du trône et on les força à se mettre à genoux. Le sang de Wïane avait été nettoyé. Le tapis, retiré. Zaphir ne put empêcher son regard de dériver vers l'endroit où il s'était tenu la veille, contempla l'homme qu'il avait alors été. Le vivant, le révolté. À présent, il n'était qu'un fantôme.

     

    « Non, murmura Soteira qui avait été jetée à sa gauche. Un modèle. Une légende. »

     

    Zaphir ne put répondre. Derrière lui, Fuxan et le Conseil venaient d'entrer. Il s'aperçut alors que tout autour d'eux, des soldats étaient menottés. Parmi eux, il reconnut certains de ses hommes. D'autres, de parfaits inconnus. Le tyran préparait un châtiment exemplaire.

     

    Fuxan prit place sur le trône. Son cou était bandé.

     

    « Avant toute chose, quelqu'un ici souhaite-t-il ajouter un nom ? Qui sait, je pourrais peut être me montrer clément avec une marque de coopération. »

     

    La voix du Grand Roi, basse, rauque, dangereusement calme, résonna dans la grande pièce et fit trembler quelques guerriers. Le silence lui répondit.

     

    Fuxan pointa un élémentaire, quelque part derrière Soteira, et le jugement commença.

     

    L'homme, un de ceux qui avaient rejoint Zaphir dès les premières semaines, jura qu'il ne savait rien, que c'était une erreur, une méprise. Fuxan le coupa. L'homme se tut.

     

    « Avance-toi. »

     

    Le royaume avait appris à craindre ces deux mots.

     

    Devant Zaphir, le sol se fendit en deux d'un grondement. Il remonta du labyrinthe une odeur putride de soufre et de mort. On entendit une nuée de cris perçants, les pleurs d'une femme, l'écho d'un grondement, et l'homme disparut. Soteira chancela, retint un gémissement de douleur. Les dédales se refermèrent.

     

    Le second élémentaire que Fuxan désigna lui donna deux noms. Il fut escorté par un garde hors de la salle du trône. Zaphir savait que d'ici quelques jours, il serait exécuté à son tour.

     

    Les visages défilèrent. Zaphir baissa les yeux lorsque les dédales engloutirent Obsidiane et Marapi. Ses deux amies s'étaient contentées de fixer le Grand Roi en silence, un air de défi peint sur leurs traits. Elles tombèrent mains liées et menton levé. Autour d'eux, le peuple se rassemblait. Il y avait de plus en plus de généraux, de soldats, de curieux qui s'amoncelaient dans la salle, derrière les portes et les vitres brisées.

     

    Soudain, il y eut des cris, des protestations agacées, un mouvement de foule, et Néro surgit devant le tyran. Une unique larme roula sur la joue de Zaphir lorsque leurs regards se croisèrent. L'instant flotta. Les généraux savaient qu'ils étaient amis. Néro, le souffle court, avisa Zaphir, couvert de sang, enchaîné, à genoux, puis Fuxan, qui scrutait les réactions de l'autre homme avec attention. Il retint un sanglot.

     

    « Néro... baragouina Zaphir. »

     

    Il tendit la main. Son ami eut un mouvement de recul immédiat. Des larmes débordèrent de ses yeux et lorsqu'il murmura « pourquoi ? » d'une voix brisée, le cœur de Zaphir se fissura un peu plus. Il rattrapa son courage et leva la main à nouveau. Saisit le tissu du pantalon de lin de son ami qu'il tâcha de sang.

     

    Et cette fois-ci, Néro le repoussa franchement d'un coup de pied.

     

    « Me touche... Me touche pas. »

     

    Le silence régnait dans l'immense pièce. Petit à petit, la colère remplaça le chagrin sur les traits de Néro.

     

    « Me touche pas, putain ! Dire que tout ce temps, tu étais un traître ! Toutes ces fois où tu prétendais rire avec moi, toutes ces fois où tu disais qu'on était amis ! Je t'ai laissé toucher mon fils, Zaphir ! Mon unique fils, si fragile ! Comment as-tu pu, comment as-tu osé te tenir à mes côtés ? »

     

    Néro tremblait.

     

    Zaphir pensa au petit bracelet au poignet du bambin. Au petit papier qu'il y avait glissé, contenant la clé des dédales.

     

    Néro serra les poings. Se tourna vers Fuxan.

     

    « Maître, je demande la permission de me retirer.

     

    — Permission accordée, balaya Fuxan d'un geste de la main. »

     

    En sortant de la salle, Néro lui cracha au visage.

     

    Zaphir n'eut nullement besoin de mimer le sanglot qui s'échappa de sa gorge.

     

    Les exécutions reprirent. Fuxan sembla convaincu par Néro et n'appela pas sa femme. Zaphir garda le silence. Pensa aux premiers mots de son fils, à la tendresse de Payún lorsqu'elle lui donnait le sein en chantonnant, à son rire lorsque Néro le prenait dans ses bras pour lui raconter sa journée. Il pensa à l'amour que lui portaient ses deux amis. Et l'espace d'un instant, Zaphir se sentit rassuré.

     

    Puis Faw entra dans la salle en claquant les portes qui venaient à peine d'être réparées. Une grande partie de l'assemblée sursauta.

     

    « Il y a un bébé, déclara-t-elle à son père. Je viens de fouiller les quartiers de la sorcière, il y a des preuves. Ils ont un bébé caché dans le château. »

     

    Le sang de Zaphir ne fit qu'un tour. Il se redressa. La foule eut un mouvement de recul. Il n'avait pas bougé depuis le début du jugement. Ses chaînes cliquetèrent. Les yeux de Fuxan tombèrent sur lui. Zaphir rassembla toute sa haine, toute sa rage, toute sa colère, et se fabriqua des ailes. Il parla aussi fort qu'il le put. Il voulait être vu. Il voulait être entendu.

     

     

     

    « Oui, nous avons eu un bébé. Et il est déjà loin, en sécurité dans un royaume qui l'aimera et lui apprendra à se servir de ses pouvoirs. Et un jour, tyran, elle reviendra et vous décapitera. J'échoue aujourd'hui, mais demain, quelqu'un prendra ma place. »

     

    Le silence qui suivit fut impressionnant.

     

    « Elle ? releva Faw. »

     

    Zaphir parvint à mimer une demi-seconde de pure panique avant de forcer son visage à la neutralité. Au sourire en coin de l'héritière qui pensait avoir gagné une information cruciale sur le bébé, Zaphit sut que son fils ne serait pas démasqué.

     

    Alors, soudain en paix avec le fantôme qu'il était en train de devenir, Zaphir se mit à chanter.

     

    « Le Grand Roi te brûlera sous l'huis d'autrefois. »

     

    Soteira se hissa sur ses jambes et se joignit à lui.

     

    « Sous la claymore, l'épée, les arcs et la croix. »

     

    Les guerriers derrière eux entonnèrent des fragments de l'hymne à leur tour. Le visage de Fuxan se couvrit d'un voile de haine si noir que le soleil se retira derrière les fenêtres. Zaphir sourit. Le peuple avait entendu la mélodie. Et à présent, l'Ombre associerait la chanson à son règne avorté. Ils avaient perdu. Mais d'ici quelques années, ils gagneraient. Il y aurait toujours de nouvelles voix pour se dresser contre la cruauté. Pour venir risquer les chaînes, oser chanter face au Roi. Et un jour, il y aurait une voix pour chanter la clé, la transmettre et l'utiliser.

     

    Fuxan surprit son air satisfait et l'éclat de bravoure dans leurs yeux. Il ne laissa pas la chanson se terminer. Le feu tonna. Tous furent projetés à genoux par la force de l'élément du roi.

     

    « Qu'on leur coupe la langue, à tous, ordonna-t-il. »

     

    Les derniers mots que Zaphir prononça furent adressés à Soteira.

     

                                 « Tout, il prendra tout.

     

                                    Mais sous le poids les braises, il restera

     

                                    Toujours la marque de mon amour pour toi. »

     

    Puis il y eut la douleur, du sang, des cris, un grincement. L'odeur de la mort.

     

    Et les dédales.

     

    Chapitre 39

    Chapitre 39

     

    « Mais ils ont pu sortir, non ? Néro a pu leur communiquer la clé des dédales ? demanda Black.

     

    — Non, répondit Mynocia. Néro et Payun n'ont jamais pu comprendre le code et Zaphir et Soteira ne pouvaient plus chanter.

     

    — Mais ils auraient pu survivre, s'enfuir autrement ! Apprendre le code à un autre prisonnier ! »

     

     

     

    Il ignorait pourquoi il cherchait une autre fin à une telle tragédie. Après tout, si Zaphir avait réussi, s'il s'était échappé, il aurait probablement tenté de renverser l'Ombre de nouveau. S'il n'avait pas échoué, peut-être n'y aurait-il jamais eu de guerre. Peut-être Black vivrait-il toujours, heureux, innocent, chez sa grand-mère.

     

    « J'en doute. C'était il y a plus de trente ans, Blacky. Les dédales ne contiennent ni eau ni nourriture et sont truffés de maléfices. Y survivre une journée me semble déjà un exploit. La seule victoire de Zaphir et Soteira, ça aura été de planter le doute au cœur de la nation, de laisser derrière eux une légende de rébellion si forte que les ennemis de l'Ombre connaissent Zaphir comme étant « Le Roi Avorté ». Ça aura aussi eu l'effet de le rendre encore plus parano qu'il ne l'était déjà, mais bon, c'était déjà bien entamé... »

     

    Le groupe ne sut que répondre. La guerrière les fit tourner à droite.

     

     « Triste histoire, murmura Black qui se sentait endeuillé sans s'expliquer pourquoi.

     

    — Oh, Blacky... Ce n'est jamais seulement une histoire, sourit Mynocia. »

     

    Le regard du jeune homme tomba à nouveau sur l'étrange petit médaillon qu'elle tenait entre les doigts. Il irradiait de Mynocia un calme et une assurance qui contrastait brutalement avec la gravité de leur situation, la cruauté de l'histoire qu'elle venait de leur révéler.

     

    « Et en quoi ça nous avance, tout ça ? s'agaça Mihaje. »

     

    Le groupe semblait partager son désarroi. Jhi-Laim regardait toujours les murs avec suspicion, Ellyre et Nawi ne pleuraient plus mais leurs mains jointes étaient serrées si fort l'une dans l'autre que leurs jointures avaient blanchi. Les soldats étaient partagés entre la panique et la consternation. Seul Tom, qui avait froncé les sourcils et lâché Black quelque part au milieu du récit, semblait réfléchir aux implications de ce qu'il venait d'apprendre.

     

    « À la mort de Néro au combat, reprit Mynocia comme si la Reine Blanche n'était jamais intervenue, l'enfant de Zaphir et Soteira fut mis au service du jeune prince. C'est à lui qu'il révéla pour la première fois la clé et le fonctionnement des dédales. »

     

    Elle s'arrêta soudain. Au creux de sa main, le médaillon venait de s'éteindre puis de se rallumer. Elle le ferma.

     

    « Ah, formidable timing ! Nawi, l'heure s'il te plaît ? »

     

    L'autre femme plongea la main dans son armure et en tira la carcasse de son téléphone portable. Malgré les coups impressionnants qu'il avait reçus à travers le plastron, l'objet clignotait toujours. Sa lumière bleutée luisait étrangement dans la pénombre des couloirs.

     

    « Sept heures quarante et une, lut Nawi. »

     

    Mynocia la remercia distraitement et se mit à siffloter. Elle semblait compter quelque chose, se dit Black. Son front était marqué par la ride qu'il prenait parfois lorsqu'elle réfléchissait intensément à quelque chose.

     

    « Oui, c'est bien ça, confirma-t-elle pour elle-même. Si on attrape le roulement de sept heures, on va débarquer directement dans la salle du trône. Si on attrape celui de huit heures, on va atterrir dans le réfectoire. Même si, techniquement, ça nous arrangerait de tomber directos dans la salle du trône, on risque de se payer plus d'enflammés que dans le second cas. Si on arrive dans les cuisines, on risque seulement...

     

    — ... d'atterrir dans une marmite ? compléta Black, ce qui parvint à tirer un sourire à Mynocia et Tom mais pas au reste du groupe.

     

    — Y'a l'idée, s'amusa-t-elle, même si je pense que vu le bordel que notre armée a semé là-haut, il ne doit pas y avoir beaucoup d'élémentaires à couper des carottes ou touiller une marmite. »

     

    Black chassa de son esprit l'image des corps et du sang qu'ils avaient laissé derrière eux en tombant.

     

    « Il faut que l'on se prépare aux deux possibilités, raisonna Tom. »

     

    Tous hochèrent la tête.

     

    « Il n'y a pas un moyen de savoir une fois pour toutes où on arriverait ? questionna Jhi-Laim. »

     

    Le prince, dont le teint était toujours extrêmement pâle, semblait, pour la première fois depuis que le groupe était tombé dans les dédales, commencer à comprendre qu'ils n'étaient peut-être pas condamnés.

     

    « Les sortilèges de Soteira ne sont ni éternels ni inaltérables, soupira Mynocia. Ils sont prévus pour tenir plusieurs siècles, mais ils ont pu s'émousser. Le mouvement de la sortie est fixé, elle roulera toujours dans le même ordre, mais les heures ont dû se décaler, en trente ans. Comme la trotteuse d'une montre qui prendrait petit à petit du retard, j'imagine, imagea-t-elle en surprenant la moue désemparée de Black. Et comme on est à la charnière entre deux roulements... »

     

    Elle laissa chacun terminer sa phrase. Ils ne pouvaient pas prendre de risques.

     

    « Vous pouvez vraiment nous sortir de là ? »

     

    La question de Mihaje sembla lui avoir échappé. Pour la première fois, Black eut le sentiment que la Reine Blanche ne regardait plus Mynocia avec la méfiance amère qu'elle lui réservait habituellement. Il y avait dans le ton de sa voix une sorte de perplexité admirative.

     

    « Vous êtes vexante, à la longue, Mihaje, rétorqua la concernée. Il va vous falloir combien d'années pour comprendre que je suis vraiment, sincèrement, de votre côté ? »

     

    L'elfe blanche ouvrit la bouche. Puis la referma. Elle se passa une main sur le visage pour chasser pour de bon la réplique qui devait lui brûler les lèvres. Lorsqu'elle releva la tête, elle semblait avoir fait son choix.

     

    « Bon, alors, quel est votre plan ? »

     

    Pour la première fois, Mynocia se radoucit. Lui sourit. Et s'expliqua.

     

    Ils s'assurèrent toutefois que chacun ait compris et retenu la marche à suivre avant de laisser Mynocia tenter d'ouvrir les dédales. Tom se chargea de vérifier la compréhension des guerriers restants et Nawi força Ellyre à lui répéter ce qu'elle venait d'entendre. La jeune femme, dont la pâleur concurrençait sérieusement celle de Jhi-Laim, suait à grosses gouttes et fixait un point au loin. Seule la main de Nawi, serrée dans la sienne, semblait l'empêcher de tourner de l'œil.

     

    « Tout le monde est prêt ? vérifia Mynocia. J'ai aucune idée de comment la sortie fonctionne. On pourrait voir apparaître une porte, comme une trappe, comme être aspirés par un sortilège. Tenez-vous les uns aux autres et soyez prêts à dégainer. »

     

    Le groupe obéit. Mynocia rouvrit le médaillon.

     

    « On sort, murmura-t-elle au silence. »

     

    Chapitre 39

     

     

    La lumière bleue surgit sous ses doigts, sauta hors du médaillon, monta jusqu'au plafond... et disparut. Lorsque les ténèbres retombèrent pour de bon, Mynocia se mit à chanter.

     

    « Le Grand Roi te brûlera sous l'huis d'autrefois,

     

    Sous la claymore, l'épée, les arcs et la croix. »

     

    Ses mots rebondirent contre les parois des dédales. Lorsque l'écho revint, il était chargé d'autres voix. Un frisson traversa le groupe. Les fantômes se joignaient à Mynocia.

     

    « Au soleil de Vulcain, d'Agni et Rê,

     

    Entre les lignes de la forêt,

     

    Dans le jeu de ceux qui festoient,

     

    Sous les lois des autres rois.

     

    À l'ombre du secret

     

    Le long des loquets. »

     

    Parmi les voix, le chant d'un homme et d'une femme se détachait, roulait autour de Mynocia. L'élémentaire ferma les yeux. Black ne put s'empêcher de saisir sa main. Par le lien qui grésillait contre son cœur, il avait senti qu'en un sens, ce chant était aussi le sien.

     

    « Et par le Feu

     

    Il prendra

     

    Tout de

     

    Toi. »

     

    Les voix qui s'étaient jointes à elle firent sonner les derniers vers à travers l'intégralité du labyrinthe. Mynocia rouvrit les yeux.

     

    Au-dessus de leurs têtes, une trappe venait de s'ouvrir et un rayon de lumière éclaboussa leurs visages.

     

    Des condamnés se hissèrent hors des dédales. Et pour la première fois, aucun grognement, aucun grondement, aucune odeur de soufre, de mort ou de sang ne les suivit.

     

     

    Chapitre 39

     

    Quelques étages plus haut, Siànan sourit, rangea l'épée dans son fourreau et se remit en route. Il disparut.

     

     

     

    Chapitre 39

    AMBIANCE

     

     

    Il ne leur fallut que quelques secondes pour identifier leur point d'arrivée comme étant le réfectoire ; les tables avaient été renversées, la vaisselle et les mets qui s'y trouvaient expulsés à tous les coins de la pièce et le silence régnait.

     

    Ils s'extirpèrent par les cuisines, renversèrent au passage les derniers couverts encore en place et laissèrent derrière eux le calme du réfectoire. L'accalmie procurée par les lieux déserts ne dura pas ; ils avaient déjà perdu un temps précieux dans les dédales et s'ils voulaient avoir une chance de faire tomber le tyran une bonne fois pour toutes, ils ne pouvaient se permettre d'attendre plus. Au loin, le vacarme de la bataille résonnait encore. Sans nouvelle de Mihaje, Jhi-Laim ou Tom, l'armée Elfe avait pour mission de pénétrer le plus loin possible dans le quartier général.

     

     La bataille les rattrapa immédiatement. Au détour d'un couloir, Black croisa le regard de Wïane qui se ruait en sens inverse. Tous deux s'immobilisèrent. Black, debout au milieu de la pièce dans laquelle le groupe avait débarqué. Wïane, une épaule déjà engagée dans un couloir. Elle fit marche arrière. Se tourna avec une lenteur extrême, presque comique. Une trentaine de ses hommes n'osa pas continuer sans elle et s'interrompit aussi. Elle dévisagea Black, Tom, le groupe, l'air d'avoir vu des fantômes. Black put lire sur son visage l'exact instant où elle comprit qu'ils s'étaient échappés des dédales maudits. La stupeur fut très vite remplacée par la rage. Bien, pensa-t-il amèrement. Qu'elle le vive. Qu'elle sache ce que cela fait, de voir son monde basculer dans le cauchemar.

     

    « Eh bien Wïane, on a perdu sa langue ? »

     

    La raillerie cinglante de Mynocia fut la goutte de trop. La veine qui pulsait sur son front fut rejointe par une sœur de deux fois sa taille. La Primaire saisit le soldat le plus proche d'elle et le tira brusquement par son armure.

     

    « Rassemble tous les hommes. Qu'il ne reste aucune faction isolée. Et ne prenez vos ordres que de l'Ombre ou de moi-même, cracha-t-elle. »

     

    Le soldat détala sans demander son reste.

     

    Elle se tourna vers le groupe.

     

    « Mynocia... gronda-t-elle. »

     

    La dénommée poussa l'insolence jusqu'à lui envoyer un clin d'œil. L'air autour de Wïane crépitait d'une rage si forte que des étincelles giclaient autour de sa peau. Les soldats qui l'accompagnaient se déployèrent dans la pièce et bientôt, le groupe fut encerclé. Mihaje se posta par instinct devant Jhi-Laim. Elle se dressa face à Wïane.

     

     La Primaire arma son feu. D'un même geste, les Liés resserrèrent les rangs devant Ellyre et Nawi. Tous savaient que face à la puissance destructrice de Wïane, les Reflets de Lune étaient extrêmement vulnérables. Mais Wïane n'attaqua pas immédiatement. Son regard, resté rivé par la rage sur Mynocia, fut attiré par le mouvement du Trio. Elle venait de changer de cible. Dévisageait à présent Ellyre et Nawi d'un œil de fauve agressé. Black serra les dents. Il n'y avait pas mille manières de distraire un prédateur de sa proie, raisonna-t-il. Il glissa la main jusqu'au fourreau de son épée et enroula discrètement ses doigts autour de la garde. Il aurait pu proposer au prédateur une autre proie, une proie plus alléchante encore... ou bien il pouvait forcer le prédateur à devenir, lui-même, la proie d'un autre.

     

    Il dégaina brusquement et se jeta sur Wïane. Comme il s'y attendait, elle eut un mouvement de recul immédiat et le feu gicla. Son regard croisa le sien pour ne plus le lâcher. Gagné, pensa-t-il. Il sentit Mynocia et Tom s'approcher à travers le lien et laissa la charge à Mihaje, Jhi-Laim et le reste du groupe de protéger les Reflets de Lune des sbires de Wïane. Le vrai danger était face à lui.

     

    Chapitre 39

     

     

    Mais la Primaire était déterminée à ne pas leur laisser la moindre chance de se lier. Elle se souvenait certainement de sa dernière entrevue avec le Trio et était peu motivée à réitérer l'expérience. Et par les dieux, elle était puissante. Plus déchaînée et dangereuse encore que la dernière fois, aveuglée par la rage et la haine. Black s'obligea à reprendre son souffle. Cette fois-ci, ils ne seraient pas égaux. Il ne voulait pas tomber à son niveau. Il ne voulait pas d'une telle colère. Son âme brûlait toujours, rêvait de la voir s'éteindre pour de bon, mais il voyait clair.

     

     Dans leur dos, il y eut soudain un cri si déchirant que le Trio se retourna d'un même mouvement. Jhi-Laim, hurla immédiatement son esprit en panique. Jhi-Laim venait de protéger Nawi en puisant dans les dernières réserves de sa magie et se trouvait, dangereusement vulnérable, dressé face à un élémentaire qui venait d'armer sa prochaine attaque. Mihaje, à quelques mètres de lui, tentait de protéger Ellyre d'une main et de désarmer un soldat de l'autre. Elle était trop loin pour agir. Elle avait hurlé sans réfléchir.

     

     Black sentit le mouvement de l'air à sa droite avant même de voir Tom se ruer sur son frère. Les flammes de Wïane giclèrent à leur tour. Et l'instant suivant, son monde bascula.

     

     Tom parvint à la hauteur de Jhi-Laim au même moment que le feu. Mynocia à ses côtés s'époumona en vain. Et Black les revit, deux mois plus tôt. Entendit à nouveau le cri incompréhensible de Mynocia, quelques secondes avant que Tom ne s'écroule. Il revit son visage blême, les crocs de la mort sur ses lèvres. Le chef de guerre releva la tête au cri de son amie. La vague de feu le frappa en plein visage.

     

    Et Black refusa. Il refusa de laisser Tom lui échapper une nouvelle fois, refusa de vivre dans un monde où il ne se trouvait pas. Il trouva le cœur de l'air au fond de ses doigts, et poussa. Fort.

     

    La tempête qui surgit projeta tous les soldats, elfes comme élémentaires, dans le mur le plus proche. Le feu mourut.

     

    Black se précipita sur Tom.

     

    Les deux princes avaient roulé sur le côté.

     

    Enfin, le monde cessa de tanguer. Tom respirait. Les deux princes respiraient.

     

    Il se jeta sur son ami, saisit ses épaules et le retourna. Son sang se glaça.

     

     Le visage de Tom avait été à moitié dévoré par les flammes. Il était à peine reconnaissable et saignait plus que de raison. Jhi-Laim, resté au sol, touché au cou et à l'épaule, n'en menait pas plus large. Mynocia tomba à leurs côtés, rugissante, les mains tremblantes. Elle aussi, comprit Black, elle aussi s'était revue perdre Tom.

     

     

     

    Black remarqua soudain que dans la panique générale, plus personne ne surveillait Wïane.

     

    Une dague siffla au-dessus de sa tête. Il s'apprêta à se hisser de nouveau sur ses jambes, prêt à renier ses principes et étrangler de ses mains cette femme déterminée à tout lui prendre, mais Mynocia le devança. Elle se jeta sur l'élémentaire, son épée oubliée derrière elle. Les deux femmes roulèrent sur les dalles. Mynocia se battait aux poings. À mains nues contre le feu qui gicla, la gifla, mais ne parvint pas à la déloger. Il ne l'avait jamais vue combattre ainsi. Avec autant de violence, si peu de précaution ou de stratégie. Ce n'était plus du combat. C'était de la fureur pure, inconsciente, vulnérable, qui menait ses mains. Elle ne surveillait même pas ses arrières ! paniqua-t-il. Et Wïane était une combattante expérimentée. Elle saisit l'ouverture que Mynocia lui laissait, se redressa, empoigna sa lame, saisit la jeune femme par les cheveux et... s'arrêta, le feu au bout de sa dague. Mynocia s'immobilisa à son tour, le cœur à quelques centimètres du fer, le souffle court, mais le regard dur. La Primaire la scruta.

     

    « À quoi tu joues ? siffla Wïane entre ses dents. »

     

    Mynocia parvint à rire malgré le sang qui dégoulinait sur son menton. La prise de Wïane sur ses cheveux faiblit.

     

    « Au pion empoisonné, très chère. »

     

    Elle tira un grand coup, dégagea ses mèches violettes des doigts vermeils et se recula. Un instant plus tard, il y eut un coup de feu et une grande épée traversait la poitrine de Wïane. La moue incrédule qui se peignit sur ses traits se transforma bientôt en grognement de douleur. Sur son front, un rond parfait. Rouge et noir. Mihaje retira son épée d'un geste sec.

     

    « Ce... n'est pas fini, murmura-t-elle. »

     

    Elle s'écroula aux pieds de Mynocia.

     

    Le silence tomba à sa suite.

     

    La Reine Blanche et Mynocia échangèrent un regard. Black, toujours aux côtés de Tom et Jhi-Laim, regarda les derniers élémentaires partir en courant.

     

    Des pleurs étouffés résonnèrent dans son dos. Tous se tournèrent vers Nawi. Le révolver encore fumant, désormais vide, abandonné à ses pieds. Au creux de ses bras, le visage veiné de bleu, Ellyre ne respirait plus. Le regard du justicier tomba sur la dague empoisonnée restée plantée dans son ventre. Il ferma les yeux. S'obligea à avaler la boule dans sa gorge qui enflait à chaque instant et menaçait de l'étouffer.

     

     Mihaje, dont l'armure argentée virait à présent au rougeâtre, releva Jhi-Laim qui pleurait en silence.

     

    « Avancez, ordonna-t-elle aux Liés. Faites-lui payez ses crimes. »

     

    Ainsi dressée, seule encore debout, une épée dégoulinante de sang à la main, Black ne l'avait jamais vue si Reine. Il jeta un regard à Mynocia. Elle hocha la tête. Il se redressa.

     

    « Je viens avec vous. »

     

     

     

    Tom se hissa sur ses pieds. Son œil droit avait disparu sous la peau brûlée. Son visage n'était plus qu'une grande blessure suintante. Black sentit germer sur ses lèvres un torrent de protestations. Mynocia l'interrompit d'un geste de tête et saisit sa main, puis celle de Tom.

     

    Ils accordèrent un dernier regard à Mihaje, Jhi-Laim, Nawi et les trois soldats restés au sol, puis passèrent la porte.

     

    Mains liées.

     

    Le couloir dans lequel ils atterrirent était désert. Ils marchèrent en silence, côte à côte, à l'affût, jusqu'à atteindre une nouvelle porte. Mynocia la poussa. De l'autre côté, appuyé sur une grande épée à la pierre bleue, Siànan les attendait.

     

     

     

    Black empoigna à nouveau sa dague. Tom se tendit. Mais Mynocia ne dégaina pas. Elle glissa une main dans son cou, retira l'étrange petit médaillon qui les avait sortis des dédales et le tendit à l'autre homme.

     

    « Merci pour ton aide, Siànan.

     

    — Tout le plaisir était pour moi, sourit-il en retour. »

     

    Il saisit le médaillon et l'enroula autour de la croix de l'épée. Les deux pierres bleues s'entrechoquèrent dans un petit tintement et Black sentit son cœur s'emballer. La puissance magique des deux objets rassemblés était impressionnante.

     

    « Tu es sûre que tu ne veux pas les garder ? s'enquit Siànan en pointant les objets d'un geste de menton. Techniquement, ils sont à toi.

     

    — Je ne préfère pas, refusa Mynocia avec une moue dégoûtée. »

     

    Black observa l'échange en silence, perdu. Il se dégageait de l'homme une énergie qui lui était familière. Une vibration qui lui rappelait celle des dédales. Sa mâchoire tomba. Et si c'était lui, le fils de Zaphir ? Celui qui leur avait permis d'échapper à une mort lente et douloureuse ? La dernière fois qu'ils s'étaient croisés, l'homme avait plaqué Mynocia contre un mur et... oh, réalisa-t-il. Le médaillon. Il n'avait pas fait le lien à l'époque, trop inquiet pour Tom qu'ils avaient ramené sans vie au château. Mais dès le lendemain, Mynocia avait porté l'objet autour du cou. Il fut interrompu dans ses élucubrations par la jeune femme qui se tourna vers lui.

     

    « Siànan, je te présente Tom et Black. Blacky, Tom... Siànan. »

     

    Les deux amis ne s'attendaient clairement pas à être ainsi introduits à l'ennemi. Tom, décontenancé, toujours crispé par la douleur, leva une main et agita vaguement les doigts. Black baragouina bravement un « euh, salut ».

     

    « Ravi de vous rencontrer enfin, rit Siànan qui semblait s'amuser de leur désarroi. Tu ne les as pas prévenus ? demanda-t-il à Mynocia.

     

    — Comment voulais-tu que j'explique ça ? s'agaça-t-elle en réponse avec un grand mouvement de bras. »

     

    Black se demanda un instant ce que contenait exactement le « ça », parce que jusqu'à présent, elle avait quand même réussi à les tirer hors des dédales maudits et à les présenter en bonne et due forme à l'ennemi. Siànan haussa les épaules, l'air peu concerné. Il dévisagea les deux amis. Black repensa un instant aux mots de Mynocia quelques jours plus tôt. À la formulation de la légende. Et si c'était Siànan, l'ennemi qu'ils auraient pu ne pas vaincre ? L'homme ne lui semblait pas foncièrement mauvais. Il ne dégageait pas la rage dont Wïane irradiait.

     

    Siànan se pencha vers Tom. Et Black, toute idée de coopération soudain envolée, se posta instinctivement devant lui.

     

    « Wow, wow, tout va bien, rassura l'élémentaire, s'éloignant immédiatement de Tom. Je regardais vos blessures. Ça fait combien de temps que vous vous êtes pris cette vague dans la figure ? »

     

    Il désigna du doigt le visage de Tom qui commençait à tuméfier et suinter douloureusement. C'était un miracle que l'autre homme ne soit pas au sol à se tordre de douleur, pensa Black qui se souvenait de la morsure du feu sur son cou. Les merveilles de l'adrénaline, pensa-t-il amèrement.

     

    « Je... bredouilla l'intéressé.

     

    — Moins de cinq minutes, répondit Mynocia à sa place, l'air de prendre soudain conscience des capacités de Siànan. Tu peux faire quelque chose ?

     

    — Je peux essayer. Au moins arrêter la brûlure, elle est en train de se propager. Pourquoi tu ne l'as pas arrosée ?

     

    — Et avec quelle eau ? s'offusqua-t-elle en retour. Je pique dans les fontaines, mais la flotte est dégueulasse, j'allais pas risquer de l'empoisonner !

     

    — Ce n'est que de la vase !

     

    — De la vase, des restes de poison, du sang, des viscères et d'autres trucs collants, oui ! T'as cru que j'avais le temps de la purifier entre deux combats ?! »

     

    Black, dont le regard passait par rebond de l'un à l'autre, se demanda un instant dans quel genre d'univers parallèle il avait été projeté et ce qui lui arriverait s'il essayait de s'en échapper. Non mais c'était quoi encore, ce délire ? Mynocia ne pactisait pas seulement avec l'ennemi, elle connaissait très clairement Siànan, et suffisamment pour se chamailler avec lui comme deux enfants de quinze ans.

     

    « Bon, tu peux le soigner ou pas ? »

     

    Siànan se détourna de Mynocia.

     

    « Je peux ? demanda-t-il à Tom qui, lui aussi, suivait l'échange d'un air clairement dépassé. »

     

    Le chef de guerre jeta un coup d'œil à la guerrière. Mynocia hocha la tête. Il acquiesça.

     

    Black regarda l'homme poser ses doigts sur la joue de Tom. Tous deux fermèrent les yeux. Son ami ne put retenir un feulement de douleur qui donna envie à Black de pousser Siànan de toutes ses forces loin de lui. Mais il n'en fit rien. De la fumée s'élevait à présent des tempes de Tom, cachées par la main sombre du magicien.

     

    C'étaient les mêmes vibrations. Il en était certain. C'était lui, le fils de Soteira, l'enfant caché de Zaphir. Sous ses yeux, les grosses cloques blanches se résorbèrent légèrement, disparurent complètement sur son menton et sa mâchoire. Les traits de Tom redevinrent reconnaissables.

     

    « Je ne peux rien faire pour l'œil sans matériel, s'excusa Siànan en reculant ses doigts. Mais je crains que si l'on attend trop, le feu se fixe sous la peau et la blessure devienne intraitable. »

     

    Tom, qui n'avait pas pu retenir un soupir de soulagement lorsque le plus gros de la douleur s'était évadé avec la magie, balaya de la main ses excuses.

     

    « On verra tout ça plus tard. En attendant, j'ai un œil gauche et il fera l'affaire. »

     

    Siànan sourit. Tom le remercia timidement. Il palpait la peau guérie de son visage sans oser y croire. A priori, raisonna Black, il n'était pas le seul à peiner à suivre la situation.

     

    « Allez, venez, il vous attend. »

     

    Lorsque Siànan disparut par une porte qui, il l'aurait juré, n'existait pas quelques secondes plus tôt, Black le suivit, Tom et Mynocia sur les talons.

     

    Le magicien les fit passer par des couloirs si exigus que Black jura qu'il s'agissait de passages secrets. Il n'y avait même pas de fenêtres, et sans les candélabres que Siànan allumait puis éteignait au fur et à mesure d'un geste de bras, ils auraient été plongés dans les ténèbres. Black retint un frisson. Après tout, peut-être valait-il mieux qu'ils voyagent loin des fenêtres, vu les étranges vagues de magie qui longeaient les murs du château... Mynocia, qui sembla avoir suivi le fil de ses pensées, se tourna vers Siànan.

     

    « Est-ce que c'est toi qui fais passer des ondes le long du QG ? questionna-t-elle sans préambule. »

     

    Siànan ralentit. Fronça les sourcils.

     

    « Tu parles de ces vagues de magie qui font tinter l'Entre Mondes ? Ce n'est pas moi, Myn. Pour être honnête, je pensais que c'était Black. Je ne connais personne d'autre que le Rhëeh pour avoir la puissance de faire des trucs pareils. »

     

    Le dénommé écarquilla les yeux. Se sentit presque vexé. Il voulait bien être accusé de beaucoup de choses, mais pas d'ouvrir des portes sur cette dimension infernale ! Il n'était même pas sûr d'être capable d'une telle magie. Et même si cela faisait effectivement partie des pouvoirs de Rhëeh qu'il était censé maîtriser et auxquels il ne comprenait rien, il était prêt à parier que jamais l'Aléthéia ne l'aurait laissé faire. Le feu bleu avait une peur viscérale de la dimension et il le sentait.

     

    « Je... Non, c'est pas moi, bredouilla-t-il lorsqu'il prit conscience que les trois autres le regardaient.

     

    — Oh, j'aime pas du tout ça... marmonna Siànan d'un air lugubre.

     

    — Pour une fois que je suis d'accord avec toi... répondit Mynocia sur le même ton.

     

    — Faut qu'on accélère. S'il y a vraiment un mage assez puissant pour ouvrir des portes vers l'Entre Mondes et que ce n'est ni un des vôtres, ni un des nôtres, qui sait ce qu'il pourrait préparer. Vous pouvez courir ? »

     

    La question fut posée entièrement par politesse. Siànan n'attendit pas de réponse pour commencer à trottiner. Le trio suivit sans protester.

     

    Ils atteignirent bientôt une porte que Siànan poussa avec précaution.

     

    « La voie est libre, venez. »

     

    Ils suivirent et se retrouvèrent nez à nez avec de grands huis de fer forgé. D'immenses serpents de métal s'enroulaient sur les verrous et grimpaient jusqu'au plafond.

     

    Siànan frappa deux coups secs et glissa une flamme dans la serrure.

     

    « Entrez, résonna une voix depuis l'autre côté du battant. »

     

    Black se tendit. Il avait reconnu la voix de Combustor. Son cœur pulsait si fort contre le lien qu'il ne parvenait plus à savoir si l'appréhension qui montait à sa gorge était véritablement la sienne. Ce n'était probablement que la peur et l'adrénaline, rationnalisa-t-il.

     

    La porte s'ouvrit.

     

    Siànan ouvrit la marche. Black serra la main de Mynocia fort dans la sienne. Sentit Tom faire de même.

     

    Ils entrèrent.

     

    Les battants de fer se refermèrent sur le trio.

    Chapitre 39

     

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    FIN DU CHAPITRE 39.

     

     

     


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